Par Aurélie Derigaud-Choquette
En arrivant en Tunisie, un certain choc culturel me semble inévitable. Même si ce pays maghrébin est demeuré sous le joug colonial de la France jusqu’en 1956, celui-ci a su conserver sa culture propre : une langue riche (l’arabe tunisien), une architecture colorée, une activité citadine incessante, etc. J’ai eu la chance de voyager quelques jours avant le début de mon stage au pays pour ainsi découvrir cette richesse, et certes, le potentiel touristique du pays. Je parle ici de « potentiel » puisqu’un petit nombre de touristes occidentaux explorent réellement le pays (j’exclue donc les vacanciers des hôtels luxueux au bord des nombreuses plages azur du pays et les visiteurs européens de passage à Tunis pour un week-end). Je m’explique cela par la perception encore forte de la Tunisie comme un pays instable; l’insécurité politique (suite à la révolution et la chute du régime dictatorial de Ben Ali en 2011) et les attentats terroristes contre les touristes survenus à la ville balnéaire de Port El-Kantaoui en 2011 et au musée Bardo de Tunis en 2015 n’ont certainement pas aidé la Tunisie à se hisser au sommet du palmarès des destinations voyage! Pourtant, en réalité, la Tunisie est un pays relativement sécuritaire et agréable à visiter lorsque le touriste prend certaines précautions de base.
Cependant, je dois m’admettre qu’en tant que femme voyageant seule dans un pays encore profondément enraciné dans certaines traditions culturelles sexistes, le choc culturel que j’ai ressenti en était un de taille! Dès mon arrivée au pays, les regards et commentaires des hommes et les questions « tu voyages vraiment seule au pays? » ont ponctué mon quotidien. Malgré des vêtements semblables aux femmes locales (et je souligne que l’habillement d’une femme n’est jamais un prétexte permettant de justifier certains comportements masculins déplacés!), je me faisais régulièrement siffler dans la rue par de jeunes hommes cherchant à obtenir mon attention. Ce genre d’événements dépassait pour moi le simple dépaysement pour aller jusqu’à me faire sentir parfois inquiète de me déplacer seule.
Chez Aswat Nissa…
Bref, débuter mon stage au sein d’Aswat Nissa me semblait tout à fait approprié après ces courtes vacances en sol tunisien. Aswat Nissa (qui signifie « Voix des Femmes » en arabe) encourage les femmes à prendre leur place au sein de la société tunisienne. Cette organisation, créée suite à la chute du régime dictatorial de Ben Ali en 2011, joue aujourd’hui un rôle important au sein de la société civile tunisienne. Cette organisation lutte contre la discrimination basée sur le genre et pour l’intégration de l’approche genre dans les politiques publiques tunisiennes. Elle accompagne et forme aussi les candidates tunisiennes aux élections du pays (que ce soit municipales ou législatives) en leur partageant des compétences et des connaissances, et en appuyant leur leadership. Rapidement, les membres de l’ONG m’ont accueilli au sein de l’équipe en m’encourageant à lire de nombreux rapports et analyses produites par l’organisation. J’ai aussi rapidement mis la main à la pâte pour participer à l’écriture, la correction et la traduction des documents produits par Aswat Nissa.
Ainsi, deux semaines après mon arrivée, j’ai assisté à la table ronde organisée par Aswat Nissa pour la présentation de son étude sur l’intégration de l’approche genre dans la législation tunisienne relative au secteur de la sécurité entre 2014 et 2018. Ce rapport analyse comment les législations étudiées adoptent une approche genre (le “genre” y étant défini de manière large), c’est-à-dire à quel point la loi prend en compte toutes les tranches de la société (que ce soit les femmes, les personnes âgées ou les LBTQI++). En effet, comme l’indique l’étude, même si une loi ne crée pas de discrimination directement, elle n’inclue souvent pas certaines dispositions législatives qui permettraient de prendre en compte (comme il se doit) les différentes populations marginalisées de la société. Ainsi, l’objectif est de favoriser une égalité réelle (et non seulement une égalité formelle).
Distorsion entre loi et réalité…
Comme mentionné par les auditeurs de la table ronde, malheureusement, même si ces changements législatifs étaient faits, les protections légales ne sont pas une solution miracle. En effet, par la Constitution tunisienne adoptée en 2014, l’égalité entre les hommes et les femmes est déjà formellement reconnue. Par exemple, à l’article 46 de la Constitution de la République tunisienne, on peut lire à l’alinéa 2 « l’État garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines ». Cependant, le manque d’allocation budgétaire pour mettre en œuvre la Constitution (et les lois qui en découlent) est un frein important à une réelle égalité homme-femme. Par-dessus tout, un changement de mentalités demeure à faire pour que les femmes tunisiennes soient réellement les égales des hommes au pays.
Ce genre de distorsion entre les protections législatives et la réalité s’illustre pour moi par les actes de harcèlement de rue trop fréquents en Tunisie, et aussi de violence de rue (heureusement que je n’ai pas vécue), alors même que le pays a adopté une loi en 2017 pour contrer la violence commise à l’égard des femmes et les actes discriminatoires (Loi nº 58). Il reste donc du chemin à faire pour assurer la pleine sécurité des femmes, et cela passe surtout par un changement des mentalités de la société. Je me suis ainsi vu rappeler que les changements législatifs ne servent à rien s’ils ne sont pas accompagnés d’une mise en œuvre efficace et d’un changement sociétal. Quelque chose qu’on peut facilement oublier en étudiant dans une faculté de droit!
J’ai donc bien hâte de continuer mon travail chez Aswat Nissa, surtout considérant que la cause des femmes en Tunisie m’interpelle fortement! Et bien-sûr, je suis contente de pouvoir continuer mes aventures en sol tunisien!