Jusqu’à il y a environ deux semaines, mes journées passées au bureau tunisien de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR, étaient somme toute, assez routinières. Vers neuf heures, je saluais d’un regard les demandeurs d’asile et réfugiés qui patientaient au soleil déjà cuisant dans l’attente de leurs rendez-vous et je franchissais les grilles de sécurité du bâtiment onusien, situé dans le quartier huppé du Lac 1 à Tunis, là où les ambassades prolifèrent et où le prix du thé à la menthe augmente d’un dinar. Je montais à mon bureau et m’installais face à mon ordinateur, puis je vaquais aux tâches qui m’étaient confiées, telles que de contribuer à la mise en place d’initiatives d’inclusion sociale, de traduire des entretiens entre réfugiés et employés du HCR, d’étudier les mouvements migratoires mixtes, ou de travailler sur un partenariat avec une clinique juridique. 

Or, une série d’événements aux conséquences humanitaires encore plus graves que ce qu’elles étaient, ont rapidement bouleversé les priorités et les appels à l’action. Depuis la première semaine de juillet, c’est l’expulsion forcée de centaines et centaines de Subsahariens à la frontière libyenne, laissés à eux-mêmes en plein désert aride, qui omnubile mon travail au sein de l’équipe de Protection à Tunis. Catalysées par des propos politiques, la violence entre citoyens naturalisés et personnes considérées étrangères a atteint un niveau que je n’aurais pas pu imaginer à mon arrivée en mai. Depuis deux semaines, je complète quotidiennement des référencements juridiques rapportant des arrestations arbitraires de masse, des évictions menées avec une férocité inouie et un nombre faramineux de violences à caractère raciste. L’horreur et la gravité de ces événements perturbent. Témoignant immanquablement de l’importance de la protection des droits des demandeurs d’asile et réfugiés, je réalise que ces attrocités récentes ne sont pas isolées d’un contexte géopolitique qui en révèle long sur la précarité et la vulnérabilité de ceux qui ont fui des pays d’origine où leur vie étaient en péril. 

Le Sahara à la tombée de la nuit

Si j’écris sur le contexte tunisien, il m’apparaît important d’introduire le cadre juridique relatif à la migration, qui relève en fait de son absence nationale. Car tandis que la protection des réfugiés est d’abord une affaire d’États, le HCR s’est établi en frontières tunisiennes suite à des accords conclus entre l’organisation internationale et la Tunisie, afin de travailler avec le gouvernement pour s’assurer que les réfugiés et demandeurs d’asile soient protégés et puissent vivre de manière digne, stable et sécuritaire, en exerçant leurs droits. Puisqu’il y a une quasi-absence de lois nationales sur l’immigration, le HCR tente de pallier aux vides juridiques et a pour responsabilité de définir les statuts de réfugiés dans le pays en déterminant qui est protégé sous mandat onusien. De ce fait, le HCR financé par l’Union Européenne, quelques États et des donateurs privés, se voit à la fois le bâtisseur d’un système de droit des réfugiés, et l’autorité qui peut déterminer qui en sont les justiciables.

Simultanément, l’organisation doit jongler très méticuleusement avec son rôle d’assurer la protection des réfugiés et avec son obligation de respecter la souveraineté étatique, symbolisée par le lien de confiance qu’il lui appartient de maintenir avec les autorités tunisiennes. En conséquence, toutes les décisions humanitaires d’envergure, notamment celles qui se prennent en ce moment quant à la réponse qui sera orchestrée pour ces centaines de Subsahariens refoulés à la frontière libyenne, sont soumises à ce délicat équilibre, et contribuent à creuser le gouffre entre les ambitions humanitaires de l’organisation internationale et ses capacités pratiques concrètes. 

Bordée par la Méditéranée sur plus de 1000 kilomètres, la Tunisie est aujourd’hui 

le point de départ migratoire principal vers l’Europe

Les premières personnes à dénoncer ce fossé sont sans doute les bénéficiaires mêmes du HCR, les réfugiés et demandeurs d’asile. Éprouvant un sentiment d’abandon vis-à-vis l’Europe et dénonçant les conditions de vie auxquelles ils sont contraints en Tunisie, cela fait maintenant près de deux ans que des groupes se mobilisent devant les bureaux du HCR et de l’Organisation Internationale pour la Migration dans l’ultime effort de faire avancer leurs revendications. Plusieurs scandent des slogans appelant à l’évacuation vers des pays tierces, certains dénoncent les critères d’exclusion utilisés afin de déterminer qui correspond à un réfugié protégé et d’autres dénoncent la stagnation de dossiers attribuée à la priorisation de certains cas plus vulnérables. Lorsque je participe à des groupes de discussions pour les communautés réfugiées et demandeuses d’asile, j’entends sans cesse ces appels suppliés à l’autorité que représente le HCR: «Qui peut nous protéger si ce n’est pas vous?»

S’ajoute à cette frustration le manque d’assises juridiques, qui confère une énorme imprévisibilité à la condition avec laquelle sont traités les réfugiés. En assistant à des entretiens de détermination du statut, je constate les horreurs quotidiennes, le sentiment de vivre en «constant somnambulisme» et la précarité omniprésente dans laquelle vivent ceux et celles qui ont fui le danger, car bien que la carte d’identification issue par le HCR protège ses titulaires contre les arrestations arbitraires liées à la migration irrégulière, elle ne peut intervenir lors d’une agression perpétrée envers celui qui est considéré comme étranger. 

Devant le mandat limité du HCR qui se doit de respecter la souveraineté étatique, et l’Europe qui a son propre agenda tandis que la Tunisie ne dispose pas de ses infrastructures, j’ai l’impression qu’un réel jeu déchirant de la géopolitique se déploie face aux migrants et réfugiés qui aboutissent au pays ou comptent y transiter pour se rendre ailleurs;  un jeu où les puissants ont l’avantage et les plus faibles sont contraints à en vivre les conséquences inhumaines. 

C’est dans ces moments où j’ai l’impression d’être témoin d’une conjoncture beaucoup plus grande que mon champ d’action auprès du HCR que je me rappelle cependant l’impact des actions directes plus petites, répondant précisément aux besoins revendiqués des réfugiés et demandeurs d’asile. Je donne sens à mon implication au travers des suivis juridiques que j’assure pour des personnes subissant des évictions, des conflits de travail, des refus d’octroi d’un certificat de naissance et des convictions pénales. Je tente de faire valoir les expériences des demandeurs d’asile en notant leurs interventions lors de groupes de discussion, en référant leurs besoins aux services d’aides appropriés et en traduisant leurs témoignages pour qu’ils soient adéquatement compris par les collègues anglophones. Avec des organisations partenaires locales, des avocats et des étudiants en droit, je collabore à la formation d’une des premières cliniques juridiques dédiées à la migration et à la cause des personnes réfugiées et demandeuses d’asile en Tunisie, de pair avec une faculté de droit de Tunis. 

Ma collègue stagiaire Jenna et moi, à la Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

Enfin, j’ai espoir que ces petites actions quotidiennes concrètes, basées sur un lien de confiance et une collaboration avec les réfugiés et demandeurs d’asile, contribue à répondre aux besoins que l’on ne peut ignorer. Les prochaines semaines ne s’annoncent pas moins mouvementées, mais les événements récents témoignant de la précarité et de la vulnérabilité des réfugiés et demandeurs d’asile ont certes donné un autre ton à l’urgence et à l’importance d’agir, de près ou de loin.