Un texte de Justin Angélil-Danis

Bonjour, 

La moitié de mon stage chez Lawyers for Human Rights étant passée, c’est l’heure de vous raconter un brin de mes aventures en Afrique du Sud. Franchement, ça fait maintenant deux semaines que j’aurais dû écrire ce texte, mais je pense que je souffrais d’aveuglement volontaire quant à la tâche d’entreprendre de coucher sur papier mon expérience ici. Non pas que d’écrire m’ennuie, au contraire, mais plutôt que de décrire l’indescriptible me semble être une tâche paralysante. Je parle d’indescriptible par manque d’autre terme, ou plutôt par manque de clarté dans mes idées. L’Afrique du Sud est un pays bipolaire : à la fois uni et florissant, à la fois brisé et violent. M’y voilà, au milieu, ne sachant pas où tourner la tête : admirer la murale de Nelson Rolihlahla Mandela veiller, souriant, sur la communauté panafricaine de Braamfontein, ou regarder mes alentours pour chasser les bandits qui voient en ma couleur de peau celle de l’argent? Comment pourrais-je m’y faire une tête?

Le quartier de Braamfontein, où les bureaux de Lawyers for human rights sont situés. C’était autrefois un quartier peu recommendable, mais il redore lentement son image come centre culturel et économique du centre ville de Johannesburg.

Parlant d’aveuglement volontaire, j’avais refusé de croire que l’hiver sud-africain était un véritable hiver. Un palmier aux branches lourdes de perroquets hauts perchés trône dans la cour de mon AirBnb : un hiver avec des palmiers et des perroquets ça n’existe pas! En plus je suis québécois; mon pays c’est l’hiver… Je pensais passer un mois de juin comme je les connais, mais ce qu’il peut est froid l’hiver de Johannesburg! Et ça n’aide pas que la moitié des fenêtres de l’immeuble dans lequel se trouve mon bureau ferment à peine. Certains jours je travaille avec un manteau alors de grands coups de vent balaient l’étage. Encore un contraste : il fait cinq degrés et les singes et les perroquets se balancent dans les palmiers. Je peux vous garantir que mes shorts sont toujours dans le fond de ma valise et qu’ils y resteront.

Cependant, de tous les contrastes en Afrique du Sud, il y en a un qui règne en roi : la couleur de peau. Faire un stage en droits humains ici revient toujours au même sujet : l’apartheid a beau avoir été effacé à grands coups de vérités et de réconciliations, l’une de ses traces reste indélébile; la peau que chacun s’est fait donner à la naissance. Même si ce billet n’est plus valide pour les files de la ségrégation raciale, il est quasi toujours échangeable pour celles de la ségrégation économique. Les clubs avec un prix d’entrée sont majoritairement blancs; ceux qui n’en ont pas sont exclusivement noirs. Les Uber transportent un à un les travailleurs blancs; les taxis collectifs, aux silencieux arrachés et aux pneus à peine gonflés débordent de travailleurs noirs. C’est normal ici, certains sont riches, beaucoup sont très pauvres. Au moins, c’est mieux qu’avant! Ceux qui sont très pauvres n’ont plus de barrières légales pour devenir très riches. Ils peuvent profiter des mêmes autobus, habiter dans les mêmes quartiers, être promus aux mêmes postes que les très riches; rien ne les en empêche! Évidemment, vous comprendrez que rien de tout ça n’est commun; la pauvreté leur colle à la peau.

Malgré l’apparence tropicale de la ville, les nuits peuvent être surprenamment froides.

Hier, j’étais au bureau des visas pour demander une extension de visa puisque je compte visiter le pays pour un mois additionnel après mon stage. Il est important de noter que le gouvernement, par manque de moyens et d’expertise, sous-contracte cette tâche bureaucratique à une compagnie privée : VFS Global. Mes collègues étrangers, dans la même situation que moi, ont réservé leur rendez-vous au même moment que moi. Cependant, ils ont choisi l’option « lounge » lors de la prise de leur rendez-vous. Coûtant 500 rands (37$ CAD) supplémentaires aux R 1500 déjà nécessaires à la prise de rendez-vous, j’ai opté pour l’option régulière, trouvant le concept d’une option premium pour des services bureaucratiques étrange et superflue (après tout, la bureaucratie reste la même, peu importe si la salle d’attente a des bancs en métal ou en cuir, non?). Mes amis ont obtenu un rendez-vous dans les jours suivants, tandis que j’ai dû attendre un mois avant que mon tour ne vienne.

Le jour fatidique arrivé, je me suis présenté au bureau, où je me suis immédiatement fait refuser l’entrée, car je devais avoir en main une version imprimée de ma lettre de convocation, et que les services d’imprimantes étaient réservés aux membres de l’option « lounge ». Heureusement, à un coin de rue de là, un service d’imprimerie accueillait tous ceux dans ma situation. Une fois entré au bureau des visas, armé de ma tonne de papiers (et de ma lettre), je me suis fait assigner un numéro; le 240. La salle était pleine à craquer, on y criait en Shona, en Xhosa, en Swahili, en Mandarin, en Zulu; il y faisait chaud, très chaud. On m’y regardait avec un certain air amusé : j’étais le seul blanc dans une salle noire de monde. Le numéro à l’écran était le 87. 

Pendant l’attente interminable qui s’ensuivit, je voyais les quelques blancs entrer se faufiler entre les demandeurs d’asile et les immigrants temporaires, aux côtés d’un agent de sécurité, vers une porte fermée à clé arborant un écriteau discret : Premium lounge. Chaque ouverture de la porte était porteuse d’une bourrasque d’air climatisé et d’odeur de cuir neuf. Les clients y entrant en ressortaient en quinze minutes à peine, brandissant leurs papiers fraichement apostillés. Pendant ce temps, je suais plus que je n’avais sué de mon voyage entier (rappelez-vous, c’est l’hiver ici) et le bas de mon dos s’ankylosait dû aux heures passées sur le banc de métal. 

C’est con, mais c’est à ce moment que j’ai véritablement compris ce qu’est la ségrégation. J’avais visité le musée de l’Apartheid la semaine précédente et bien sûr j’en avais été bouleversé. Je croyais même comprendre un peu mieux les divisions et les fossés dans la société sud-africaine. Cependant, vivre cette réalité de système à deux vitesses, n’en serait-ce qu’une infime partie j’en conviens, change tout. La seule chose qui me séparait d’un séjour dans la salle aux sièges confortables et au service rapide et personnalisé était un R500, qui pour moi était un caprice, mais qui pour ceux entre qui j’étais coincé sur le banc de métal représentait un fossé dont l’étendue ne valait pas la peine d’être traversée. 

C’est donc pour ça que je suis ici. L’Apartheid a beau avoir été aboli, mais une cochonnerie de la sorte, ça laisse des traces. Dans tous les aspects du travail que j’entreprends, le fantôme de la ségrégation me hante. Les droits humains, même s’ils sont maintenant plus protégés que jamais par la constitution de 1994, restent extrêmement vulnérables. Leur protection est difficile sans une assise historique forte, et les personnes vulnérables le sont exponentiellement ici. L’Afrique du Sud est le pays avec le plus haut coefficient de Gini[1] ce qui signifie que c’est l’endroit au monde avec le plus grand écart de richesse en moyenne. Cette division, aussi profonde que les cicatrices de l’Apartheid, suit évidemment les mêmes lignes que cette dernière, divise les mêmes quartiers, sépare les mêmes personnes. Nul ne peut nier que c’est le fruit du hasard : des siècles de division ne s’effacent pas en criant ciseau, car à partir du moment que Vasco de Gama a contourné le cap de Bonne Espérance, les germes de cette division n’ont fait que croître. Heureusement, chaque jour se lèvent alors des millions de Sud-Africains prêts à travailler à l’érection d’un pays plus uni, plus fort. Je suis choyé de pouvoir me joindre à eux, et ça met en perspective le travail immense qu’il reste à faire afin de réparer les torts du passé.

La Cour Constitutionnelle, plus haute du pays. Elle a été construite au début de l’ère démocratique sur le site de l’ancienne “Old Fort Prison”, où Mandela et Gandhi ont tous deux été emprisonnés du temps de l’Apartheid. Les briques utilisées lors de sa construction ont été recyclées des murs de la prison.

Ces torts du passé, d’ailleurs, sont importants à comprendre. Sans eux, nous ne pourrions pas comprendre les torts du présent. La racine de tous ces maux remonte donc à la colonisation de la région. Avec l’établissement du premier poste de ravitaillement de la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales au Cap est arrivée l’idée de division sur le critère de la race. Pourtant, la région avait déjà vécu des mouvements massifs de population : le premier peuple de la région était le peuple Khoisan, mais au moment de l’arrivée des Européens dans la région, ce qui est aujourd’hui l’Afrique du Sud était majoritairement peuplé de peuples bantous, originaires d’Afrique de l’Ouest, comme les Zoulous, les Tswanas, les Xhosas, etc. Malgré cette diversité impressionnante, les habitants de la région cohabitaient dans une harmonie durable. 

L’arrivée des colons européens, elle, était alimentée par une rhétorique de terre promise. À l’époque sévissaient en Europe les guerres de religion, qui menaçaient la vie de millions de protestants. Cette persécution religieuse engendra le dogme chez les protestants que Dieu leur avait promis une terre d’asile, afin de fonder une nouvelle société libre de tous ces maux s’abattant sur eux. Des milliers d’Allemands, de Français et de Néerlandais risquèrent leur vie afin de s’établir à la pointe de l’Afrique qui leur était due. Seul bémol : des dizaines de nations partageaient déjà le territoire. 

Après des décennies de guerres, de trahisons, d’empiètement du territoire et de réduction en esclavage de la population locale, la présence coloniale était maintenant indélébile en Afrique du Sud. Le fossé était creusé et il ne faisait que s’élargir. De nombreux conflits ont émané de cette vague de violence qui s’abattait sur la région, la plupart entrepris par les populations locales qui tentaient tant bien que mal de résister à l’invasion de leur territoire. Une fois la colonie du Cap entre les mains des Britanniques, même les Afrikaans, ces colons protestants, se battaient contre cette vague de colonialisme qui avait seulement changé de drapeau. La violence du colonialisme s’était emparée de l’Afrique du Sud. 

C’est pourquoi, quand le Parti National a gagné les élections de 1948, l’écrasante majorité de l’électorat blanc était ravie de voir l’implantation d’une politique de cohabitation qui allait mettre fin à la violence raciale : l’Apartheid a été implanté au nom de la paix. 

L’allocation de seulement 13% du territoire aux populations noires a été faite au nom de la paix. Le déplacement forcé de millions de noirs, d’Indiens et d’Asiatiques aussi. L’interdiction des populations noires de fréquenter 87% du territoire sans « passbook » a été faite au nom de l’ordre public. La condamnation à vie de Nelson Mandela et le meurtre de Steve Biko aussi. Toutes les atrocités de l’Apartheid ont été commises au nom du bien commun par un gouvernement démocratiquement élu; toutes ces décisions étaient le point culminant de centaines d’années de colonialisme.

Quand j’ai visité l’exposition sur Desmond Tutu au musée de l’Apartheid, une information m’a frappée : le berceau de l’opposition internationale à l’apartheid était les groupes d’étudiants universitaires! Sous l’encouragement enthousiaste de l’Archevêque Tutu, les étudiants du monde entier, sensibles aux souffrances du peuple sud-africain, ont entrepris de manifester sur les campus de leurs universités respectives, créant des campements de fortune sur les terrains des grandes universités occidentales pendant que leurs gouvernements réitéraient leur appui indéfectible au gouvernement sud-africain. 

Les étudiants de l’Université Columbia, à New-York, appelant au désinvestissement de leur université dans les entreprises soutenant le régime d’apartheid en Afrique du Sud, en 1978.

Heureusement, le colonialisme sème le germe de sa propre destruction. Cette paix factice n’était paisible que pour ceux au pouvoir, et le mécontentement du peuple a eu raison de la violence qui lui était imposée… L’Afrique du Sud a eu de la chance, on peut dire, d’avoir réussi à se sortir sans trop d’encombres d’une situation aussi profondément violente. Le talent de négociateur de Mandela a bien failli être insuffisant pour contenir le menaçant désespoir de la population. Le conflit armé n’est jamais bien loin dans la lutte anticoloniale. Mandela lui-même, bien des années avant de recevoir le prix Nobel de la paix, était chef de la branche de lutte armée de l’ANC[2], prônant la lutte armée contre l’occupant blanc. 

Ce stage, donc, avec ses hauts et ses bas, me fait prendre conscience du monde qui m’entoure. Après tout, le but d’avoir traversé la terre pour travailler ici n’est pas de régler les problèmes locaux du haut de mon (peu) de connaissances légales. Je suis ici pour comprendre les enjeux de droits humains et les reconnaitre ailleurs. C’est pourquoi je suis aussi attristé de voir les motifs de l’apartheid se reproduire à l’instant même quand je lis les nouvelles. Toutes les formes de colonisation s’équivalent. Elles sont toutes vectrices d’une violence intrinsèque. Je suis attristé de savoir que ce qu’a vécu l’Afrique du Sud hier, d’autres pays le vivent aujourd’hui et demain. Je suis attristé de savoir que le travail quotidien de reconstruction de millions de Sud-Africains, d’autres auront à l’accomplir demain. Je suis attristé de savoir qu’un jour, peut-être, un élève de McGill ira en Palestine dans le cadre d’un stage en droits humains pour comprendre comment un autre régime d’Apartheid a pu être mis en place. 

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Justin Angélil-Danis


[1] Pré-taxes et pré-aide sociale

[2] African National Congress. Le groupe de résistance anti apartheid le plus influent dont Mandela est devenu président, ensuite devenu parti politique qui règne sur l’Afrique du Sud depuis 1994.