Avant de commencer mon travail, je suis parti pour voir les temples d’Angkor, suivant les conseils de mon patron et de mes parents. Ma première soirée à Siem Reap, j’ai été invité à sortir par quelques touristes chaleureux dans l’auberge où je venais de m’installer. À peine cinq minutes s’étaient écoulées entre le moment où j’ai mis mes sacs dans la chambre partagée et l’approche joviale d’un Australien déjà bien éméché. Voyant que j’étais un peu décontenancé par leur accueil expansif, l’un des gars m’a dit qu’ici, dans les gîtes de l’Asie du Sud-Est, nous formons une communauté libre et idyllique, dans laquelle personne n’a besoin d’être seule si elle ne le veut pas. En effet, les mœurs auxquelles j’étais habitué étaient suspendues. Il avait raison, comme j’ai vite découvert.

Un peu plus tard, une fille de Nouvelle Angleterre m’a dit qu’il y avait un bar avec un halfpipe sur le toit, quelque part sur Pub Street. On y est allés. Se promener sur Pub Street ressemble un peu à Saint-Laurent un vendredi d’été, animée par le rythme des chansons pop américaines, illuminée par les panneaux à néons, et remplie de jeunes filles qui trébuchent à chaque deux pas. Pub Street est l’apogée de Siem Reap, une ville orientée vers les soifs des étrangers.

Avant l’arrivée des Européens, Siem Reap était un petit village peu connu. Après la “découverte” d’Angkor Wat par les Français, le village a commencé à grandir, devenant une porte d’accès aux temples. Ce processus s’est accéléré dans les années 1990, après l’ouverture du pays. Le Cambodge est devenu une destination touristique majeure, et le tourisme représente aujourd’hui environ 10 % de son PIB. Le Cambodge présente deux visages aux étrangers : les ruines d’une ancienne civilisation et les sites d’un génocide. Les Cambodgiens ne sont plus que des accessoires dans ce récit.

Maintenant, Siem Reap est la deuxième ville du Cambodge, sustentée par un déluge de dollars américains, embellie comme attraction touristique par les évictions forcées. La ville attire énormément de paysans, motivés par les opportunités économiques, rares dans un pays extrêmement pauvre. 

La pauvreté du Cambodge était bien connue de mes covagabonds (“These people live on less than a dollar a day”), mais personne n’avait l’air d’être mal à l’aise avec leur présence, la relation entre eux et cette pauvreté. Au contraire, j’ai entendu des exclamations réjouies sur le coût de tout : des bières à des taz à des cigarettes (“Two dollars for a pack!”). Les images discursives des Khmers comme peuple attentif, accommodant, gentil, se répètent constamment. Que tout semblait conçu pour nous était perçu comme de la chance.

Un marxiste m’a parlé de son séjour à Siem Reap. Lui, ainsi que ses deux amis (Québécois!) que j’ai rencontrés, enseignaient l’anglais à des enfants cambodgiens. Ils ont payé sept dollars par jour pour l’hébergement et la nourriture. En retour, ils devaient donner trois heures par jour de cours, le reste du temps étant libre. « It’s serious work, » m’a-t-il assuré, certainement conscient des défis éducatifs causés par les enseignants transitoires.

Un de mes amis, économiste de profession, quand je l’ai appelé pour parler de mes réserves, m’a offert cette analogie: imaginez que vous vous noyez. Un homme vous approche dans un bateau, et il vous offre un gilet de sauvetage. Pour cela, il exige que vous lui cédiez tous vos biens matériels. En un sens strict, chacun y gagne, par rapport à sa position initiale.

Intuitivement, cette situation n’est pas tout à fait juste. Clairement, cela n’aurait pas pu être légitime selon le droit des contrats. Siem Reap n’est pas dirigé par la clairvoyance de Jérémy Boulanger-Bonnelly, ni par un gouvernement qui répond aux besoins de son peuple par rapport à l’élite mondiale (un gars du Wisconsin qui veut se trouver avant de commencer son bac). La croyance qu’il existe un bénéfice mutuel domine les pensées de mes compatriotes. Je contribue à l’économie. Je donne de l’argent à ceux qui en ont besoin. Je les aide. Une certitude que ce qu’on fait ici n’est pas de l’exploitation, mais de la bienfaisance. 

Il faut admettre que parfois les prétentions de justice glissent. Shoutout à l’homme qui m’avait réveillé accidentellement à 3 h du matin lors de ma deuxième nuit en expliquant à une travailleuse du sexe qu’il n’avait pas d’argent. (Il m’a payé des cocktails la nuit précédente.)

L’épisode final de ma première nuit s’est déroulé en dehors d’un dépanneur. Une des filles dans le groupe s’était arrêtée entre deux clubs pour jaser avec quelques enfants itinérants. Elle m’a demandé de prendre une photo d’elle avec les “street kids.” Elle m’avait expliqué, dans un ton sincère et sévère, qu’elle venait d’acheter du lait et du riz pour les enfants, comme ils avaient demandé. Une fillette a commencé à grimper sur mon dos après que je me suis assis. Mais, fais attention, mon amie m’a conseillé, de ne pas en donner trop, car ça les encouragerait, et ils pourraient en abuser. Elle est bien habituée à ses jeux, et m’a confié, me regardant dans ma face marron, que l’Inde était la pire pour ça. 

Ironiquement, son commentaire sur l’Inde m’a forcé à arrêter la gymnastique mentale que je faisais dans ma tête pour me séparer des autres touristes. C’est un peu gênant d’admettre, mais j’ai réalisé que j’avais établi une distinction entre moi, un Oriental qui profite de la pauvreté des autres, et eux, les Occidentaux qui profitent de la pauvreté des autres. Malgré mon  impression d’avoir une identité différente, j’occupe la même place qu’elle. Nous sommes, après tout, des étrangers qui pourraient caresser leur barbe et pontifier sur la manière correcte d’interagir avec les moins privilégiés. 

J’ai quitté mes nouveaux amis pour aller me coucher, disant que j’avais trop bu. Comme si l’univers voulait me faire comprendre le point encore plus, j’ai vu sur Reddit que mon auberge avait un mini-scandale depuis quelques années parce qu’elle interdisait aux Cambodgiens de réserver. Nice.

(Merci à Elara, Surya, et Stef pour leurs pensées / corrections.)