Par Léonard Ouellette

J’ai toujours de la difficulté à raconter mes voyages lorsque je reviens d’une longue aventure comme celle que je viens de vivre au Chili. Bien sûr, je pourrais parler de la nourriture chilienne, des pisco sours ou des paysages spectaculaires. Mais au final, ce qui demeure, ce sont ces rencontres humaines, ces liens qui s’imprègnent de nous et nous transforment parfois sans qu’on s’en rende compte. C’est cela qui donne un sens au voyage, plus que n’importe quel décor ou souvenir matériel.

C’est à travers mon projet de podcast que ces rencontres se sont cristallisées. Sebastián, c’était le sourire et la simplicité, la gentillesse qui met à l’aise. Carlos, le courage et l’ingéniosité, la force de caractère d’un pionnier. María, la flamme militante, le feu qui anime chaque geste. La communauté de Pudahuel, l’accueil généreux et le leadership collectif. Jorge, l’empathie tranquille, la grande intelligence alliée au calme. Samuel, la bienveillance, le grand cœur et l’élan vers l’autre.

Toutes les entrevues m’ont apporté quelque chose de bien différent. Mais ce qui m’a frappé, c’est que malgré les réponses uniques, les parcours de vie singuliers et les motivations variées, toutes et tous convergeaient vers une même idée : le désir d’un monde plus inclusif. Et cette aspiration trouvait ses mots dans une phrase qui revenait sans cesse, de Santiago à Valparaíso : para que nadie quede atrás.

Alors que j’en étais à mes derniers jours au Chili, cette phrase a pris un tout autre sens, concret cette fois. Un matin, des coups pressants à ma porte m’ont réveillé : Valparaíso était placée sous alerte maximale au tsunami. La veille, un séisme de magnitude 8,8 – le huitième le plus puissant de l’histoire – avait frappé la Russie, et toute la côte pacifique était en état d’alerte. Cela faisait longtemps que la région n’avait pas été placée sous une telle vigilance. J’étais d’une part surpris par le calme qui régnait dans la ville malgré l’ordre d’évacuation. Les gens ne semblaient pas céder à la panique, ce qui m’impressionnait. Mais en même temps, dans les yeux de mon propriétaire, je sentais bien l’urgence de la situation.

Dans la foulée de l’évacuation, j’ai eu un réflexe particulier : attraper mon kit de micros. Ce n’est pas tous les jours qu’on vit une alerte au tsunami, et le fait que cela survienne dans ma dernière semaine au Chili avait quelque chose d’unique. Dans le contexte de mon stage, c’était l’occasion de voir mes apprentissages se traduire enfin en expérience concrète. Mon intention n’était pas de banaliser ce qui se passait, mais de documenter : les sirènes, les voix, l’agitation. Comme si je me glissais un instant dans la peau d’un documentariste.

En suivant les panneaux bleus qui indiquaient la route d’évacuation en cas de tsunami, je me suis souvenu les avoir remarqués au début de mon stage, avec curiosité, sans jamais penser que j’aurais à les emprunter un jour. Beaucoup autour de moi trouvaient le processus exemplaire, et ils avaient (en partie) raison. Le Chili est reconnu pour sa préparation face aux catastrophes.

Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à tous ceux et celles qui seraient laissé.e.s derrière. Pour rejoindre la zone sécuritaire au sommet des cerros (collines), j’ai dû gravir plusieurs centaines d’escaliers étroits et abrupts. Valparaíso est probablement la ville la moins inclusive du pays. Ses ascenseurs centenaires, vestiges du patrimoine, sont rares et insuffisants. Alors qu’en est-il des personnes en situation de handicap, des personnes âgées, de celles vivant avec des troubles de santé mentale, etc. ?

C’est là que le paradoxe m’a frappé. Oui, le système est bien organisé – mais seulement pour la majorité qui ne rencontre aucune barrière de mobilité. Mon organisme avait organisé quelques mois plus tôt une grande simulation inclusive à Valparaíso. Et pourtant, la réalité restait la même : même si policiers et ambulanciers circulaient pour aider, ils n’étaient pas assez nombreux. La vérité, c’est que la majorité des personnes en situation de handicap doivent rester derrière et espérer que le pire ne se produira pas, plutôt que d’affronter des évacuations inadaptées à leurs besoins. Mais un jour, quand le tsunami frappera réellement, ce choix forcé sera dévastateur.

Ce matin-là, j’ai commencé à comprendre ce que signifiait vraiment para que nadie quede atrás. Non plus comme une phrase entendue au fil de mes entrevues, mais comme une nécessité urgente, une promesse encore inachevée. Mon stage se résume finalement à cela : donner un sens à ces mots. C’est la mission de Carlos Kaiser et d’Inclusiva, mais c’est aussi une mission universelle. Car un système qui protège la majorité n’est pas un système juste, tant qu’il laisse certains derrière.

Para que nadie quede atrás. Pour que personne ne soit laissé derrière.