Par : Victor Beaudet-Latendresse
Lorsque le soleil se couche sur Santiago, les sommets enneigés de la Cordillère des Andes reflètent les derniers rayons de soleil qui annoncent la fin de la journée. Les derniers instants de lumière du jour colorent les montages de rose et d’orange. Ces couchers de soleil ravissants ne laissent personne indifférent. Elles se dressent telle de véritables gardiennes du temps et surplombent toute la ville. Il est possible de les admirer depuis le centre-ville de Santiago, mais c’est seulement lorsqu’on s’en approche qu’on réalise leur immensité. Il ne fait aucun doute que ces montagnes seront à jamais gravées dans ma mémoire, lorsque je me remémorerai mon voyage.
La mémoire
Comprendre la place qu’occupent les droits humains au Chili, c’est comprendre son histoire marquée par des périodes sombres et des périodes de renouveau. C’est seulement à travers ces contrastes et ces contradictions qu’il est possible de comprendre quelle place les droits humains prennent au Chili aujourd’hui.
En 1970, Salvador Allende est élu président du Chili. Candidat pour la coalition de gauche Unidad Popular, son élection est un véritable éveil pour les classes populaires et un revers pour les élites de droite qui gouvernent le pays depuis trop longtemps. Dès son arrivée au pouvoir plusieurs réformes sont mises en branle visant la redistribution de la richesse, soit une réforme agraire visant à mieux répartir les propriétés foncières, la nationalisation de grandes entreprises et la distribution d’un demi-litre de lait par jour pour tous les enfants afin de lutter contre la malnutrition. Malgré la légitimité démocratique du gouvernement Allende, les entreprises multinationales et la droite traditionnelle des secteurs de l’oligarchie financées par la C.I.A. travaillent à déstabiliser le gouvernement, la production industrielle et les institutions1. Cette escalade de manœuvre aboutit, 3 ans plus tard, le 11 septembre 1973, au renversement du gouvernement par les forces armées chiliennes, dirigées par le général Augusto Pinochet. Face à ce coup d’État financé et appuyé par le gouvernement américain, l’espoir du peuple chilien est alors écrasé par les bottes des militaires.
La répression politique au cours de la dictature entraîne des violations systématiques des droits humains, alors que des milliers de personnes sont torturées, disparues, tuées et ou forcées à l’exil2. Durant la dictature, les libertés de presse, d’expression, d’association et de circuler librement, sont bafouées systématiquement ; la présomption d’innocence n’existe plus, les emprisonnements arbitraires sont quotidiens, c’est tout le pays qui vit dans la peur. Ce sont particulièrement des jeunes entre 18 et 30 ans qui sont victimes de cette purge politique visant à éradiquer “l’ennemi intérieur”, mais c’est tout le pays qui en souffre. En effet, il s’agit pour les les élites d’une occasion de mettre en place des réformes néolibérales chocs. Avec l’aide des Chicago Boys3, le régime transforme le Chili en laboratoire pour le néolibéralisme. On met en place des politiques visant à ce que toutes les activités soient dictées par les lois du marché et à privatiser les entreprises de l’État. Le profit sans limite et les intérêts privés placés au-dessus des droits des peuples n’avaient pour seul objectif que d’augmenter les bénéfices à n’importe quel prix, même au prix de la vie et du sang de millions de personnes.
Aujourd’hui, les blessures de la dictature de Pinochet ne sont toujours pas guéries. Cette période sombre de l’histoire chilienne aura marqué à jamais tout un peuple et est inscrite dans la mémoire de ceux et celles qui ont vu un frère ou une sœur disparaître du jour au lendemain. C’est l’ensemble de la société chilienne qui est affectée par la dictature, ces réformes sont d’une telle radicalité que leurs effets se font encore ressentir de nos jours. L’un des vestiges de cette dictature est la Constitution de l’ère Pinochet, toujours en vigueur aujourd’hui.
Une histoire vivante
Peu après l’arrivée au pouvoir des militaires, le régime dictatorial se donne pour objectif d’adopter une nouvelle constitution qui répondrait à leur projet de transformation radicale. La proposition est entre autres d’en faire une « constitution économique ». L’intention des rédacteurs est de mettre fin aux débats sur les questions économiques, en sortant cette discussion du domaine de la politique pour la faire entrer dans le domaine du constitutionnalisme4. Le but est de figer au cœur du système légal chilien, le néolibéralisme.
La conception fondamentale aux clauses économiques de la Constitution de 1980 sont dirigé par le « principle of subsidiarity »5. Cette notion implique que l’État ne peut intervenir dans l’économie que si le secteur privé est incapable de remplir une fonction économique. La règle générale est celle des marchés libres, et l’intervention de l’État n’est que l’exception6. Ainsi, la Constitution chilienne de 1980 a jeté les bases d’un modèle nettement néolibéral qui ne pouvait être mis en œuvre que dans le cadre d’un régime autoritaire.
Finalement, après plus de 26 ans de dictature, en 1989, le Chili amorce sa transition vers la démocratie. En réaction aux violations massives et systématiques des droits humains pendant les années du général Pinochet, un ensemble de réformes constitutionnelles sont approuvées en 1989 renforçant les protections constitutionnelles de ces droits. Par contre, il n’en demeure pas moins que l’imbrication de l’idéologie capitaliste dans l’ordre constitutionnel chilien est intacte.
Ce n’est que des décennies plus tard, en 2019, que l’augmentation du prix des billets de métro fut la goutte qui a fait déborder le vase. Un large mouvement de contestation de l’ordre établi s’amorce en réponse aux inégalités structurelles de la société chilienne devenues insupportables et en réponse à l’accumulation des abus et des augmentations de prix dans les services publics (électricité, transport, santé, logement…). L’Estallido social aura été un mouvement de masse exigeant du changement et exprimant la colère d’un peuple. Plusieurs voix s’élèvent alors pour en finir avec la Constitution de l’ère Pinochet. À forte majorité, les Chiliens votent en faveur de la rédaction d’une nouvelle constitution.
Entre-temps, le 19 décembre 2021, le nouveau président Gabriel Boric est élu. Il est le plus jeune président de l’histoire du Chili, socialiste et anciennement leader étudiant durant l’Estallido social. Celui-ci appuie fortement le projet d’une nouvelle constitution pour se défaire de la camisole de force qu’est celle de Pinochet. Pour plusieurs dont Boric, il serait impossible d’avoir les réformes souhaitées à l’intérieur du cadre constitutionnel hérité de la dictature. Son arrivée au pouvoir semble confirmer une forte volonté de changement social.
Au premier jour de l’assemblée constituante lors de la cérémonie inaugurale, le 4 juillet 2021, Elisa del Carmen Loncón Antileo est élue présidente de l’Assemblée constituante. Ayant elle-même lutté contre la dictature, elle occupe l’un des 17 sièges réservés au peuple Mapuche dans l’Assemblée constituante. Le projet d’une nouvelle constitution audacieuse et révolutionnaire voit le jour. Parmi les principes constitutionnels on dénote une forte présence de revendications féministes – comme le droit à l’avortement, reconnaissance du travail domestique et de soins rémunérés et non rémunérés, l’instauration d’un système de sécurité sociale publique, la déprivatisation partielle de l’eau et la création d’un État plurinational intégrant une partie des revendications historique du peuple Mapuche7.
L’ombre du passé rattrape les espoirs
À la suite du travail de l’Assemblée constituante, ce projet d’une nouvelle constitution est présenté devant le peuple chilien. La campagne référendaire fait ressurgir à nouveau les divisions politiques historiques entre la droite et la gauche. Alors que depuis 2019, c’est ce désir de changement qui galvanise les forces progressistes, le Chili rejette alors la constitution à la majorité ; environ 62% rejettent cette nouvelle constitution contre 38%. Les causes de cet échec sont multiples et complexes, mais cela crée une onde de choc. La Constitution ambitieuse et révolutionnaire aurait représenté un changement de paradigme sans précédent pour le pays.
Un deuxième projet constitutionnel est enclenché. Cette fois, c’est la droite qui est aux commandes. Les visées de cette constitution sont à l’opposé du dernier projet. Le contraste démontre les deux visages du Chili. Le texte soumis au vote a été rédigé par ceux qui défendent l’héritage du général Pinochet. Or, pour la deuxième fois en un peu plus d’un an, les Chiliens votent à majorité pour rejeter cette nouvelle constitution.
Ce double refus représente un paradoxe alors que les Chiliens exigeaient, par centaines de milliers dans les rues, du changement en 2019. Il n’en demeure pas moins que les débats constitutionnels représentent des processus de tentatives de transformations politiques et juridiques qui peuvent inspirer d’autres projets émancipateurs. L’impasse constitutionnelle chilienne dénote aussi les interactions profondes et complexes entre les institutions et la rue, le droit et la politique ainsi qu’entre la constitution et le peuple. L’expérience des assemblées constituantes aussi démontrent la complexité des processus de consultation populaire et démocratique lors de l’écriture d’une Constitution.
Alors qu’au Canada, les débats entourant le droit constitutionnel donnent l’impression qu’ils n’intéressent que les élites intellectuelles et les juristes, le Chili s’est engagé dans un processus de révision complet de la Constitution ce qui à mon avis a eu pour effet de populariser les débats juridiques. Alors que les constitutions sont intrinsèquement liées à cette idée de tradition, placer entre les mains du peuple le fait de revoir une Constitution héritée d’un autre temps et de se défaire d’un ancrage idéologique est un processus hautement intéressant.
On parle souvent de la théorie de l’arbre vivant, selon laquelle une constitution doit être interprétée de façon large pour lui permettre de s’adapter et de vivre. Adapter les textes constitutionnels aux nouvelles conditions sociétales est de toute évidence nécessaire, mais il s’agit de s’intéresser aux branches et aux feuilles. Le Chili a osé lui s’intéresser aux racines et au terreau dans lequel on avait fait pousser sa constitution. Accepter de revisiter les fondements même de la constitution canadienne est une boîte de pandore pour l’État Canadien qui serait confronté à son implantation coloniale.
Je crois aussi qu’il faut regarder au-delà du résultat “d’échec” de ces projets constitutionnels. D’abord, lors de la première tentative, il faut reconnaitre que presque 40% du Chili à voter pour ce qui aurait été l’une des constitutions les plus progressistes de l’histoire, ce qui n’est pas rien. Ensuite, le Chili a tenté de d’utiliser un processus hautement institutionnel, celui d’une assemblée constituante, pour répondre à une crise sociale. L’Estallido social avait un caractère organique de colère populaire auquel le cadre formel d’une assemblée constituante ne répondait-il peut-être pas ? Et finalement, l’expérience chilienne m’a certainement appris qu’il faut s’intéresser autant aux façon dont les constitutions sont écrites qu’au texte lui-même.
- Philippe Longchamps, Les stratégies de l’opposition chilienne face à Salvador Allende de 1970 à 1973, Bulletin d’histoire politique, Volume 12, numéro 2, hiver 2004, https://id.erudit.org/iderudit/1060700
↩︎ - D’après le rapport final des conclusions de la Commission Valech, plus de 40 000 personnes au total ont été victimes d’atteintes aux droits humains entre 1973 et 1990. Le nombre de personnes officiellement reconnues comme victimes de disparition ou de meurtre s’élève au total à 3 216 ; celui des personnes ayant subi une détention pour des motifs politiques ou des actes de torture, voire les deux, et y ayant survécu s’établit à 38 254. Voir le rapport d’amnesty international : Le Chili d’Augusto Pinochet, Index AI : AMR 22/009/2013,10 septembre 2013 ↩︎
- Un groupe de jeunes économistes chiliens qui ont étudié à l’Université de Chicago sous la direction du professeur Milton Friedman et d’autres économistes de l’école de Chicago ont pour leur rôle qu’ils ont joué au Chili été surnommés les Chicago Boys. Leur influence s’est fait sentir principalement pendant la dictature d’Augusto Pinochet, à partir de 1973. Après le coup d’État de 1973, iks ont joué un rôle crucial dans la formulation et la mise en œuvre des politiques économiques sous la dictature de Pinochet. Leur programme inclut des réformes radicales telles que la privatisation des entreprises d’État, la libéralisation du commerce, la réduction des dépenses publiques et la déréglementation des marchés.
https://jacobin.com/2023/05/chile-chicago-boys-neoliberalism-friedman-allende-pinochet
↩︎ - Javier Couso, Trying democracy in the shadow of an authoritarian legality : Chile’s transition to democracy and Pinochet’s constitution of 1980, Wisconsin International Law Journal,9/5/2012, p.395 ↩︎
- Ibid. p.412 ↩︎
- Ibid. p.414 ↩︎
- Frank Gaudichaud et Miguel Urrutial, Chili : comment expliquer le large rejet du projet de nouvelle Constitution ?, Contretemps, 10 septembre 2022, https://www.contretemps.eu/chili-rechazo-nouvelle-constitution-boric-gauche-neoliberalisme/ ↩︎