Par Pénélope Labbé
Note: Cette publication date en réalité du 8 juillet 2024.
Le vendredi 3 mai 2024, j’atterrissais à Tunis. Je fus instantanément charmée par cette ville et contemplais déjà la vie que j’y mènerai pour les trois prochains mois. Logeant en bord de mer, j’ai passé mes premières semaines à profiter du beau temps, à me prélasser sur la plage, à goûter la cuisine tunisienne, à m’immerger dans la culture d’ici et à tenter de trouver une routine parmi tous ces changements, et ce, dans la solitude. En fait, derrière cette façade idyllique, une réalité bien plus sombre se profilait. Le travail, par l’entremise duquel j’ai plus tard pu tisser mes premiers liens d’amitié, ne m’était pas encore accessible; le bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies (le HCR), où j’effectue actuellement mon stage, était fermé. Le HCR se remettait, lentement mais sûrement, d’une crise.
Le 3 mai, grand jour pour moi, marque une fatalité pour les migrants, demandeurs d’asile et réfugiés qui campaient devant le bureau depuis le mois de février. Ils espéraient attirer l’attention sur leurs conditions de vie précaires et forcer le HCR à intervenir, insatisfaits, à juste titre, de leurs conditions de vie en Tunisie, détériorées par un gouvernement adoptant une rhétorique anti-migrante répressive.
Ce jour-là, les forces tunisiennes de sécurité ont procédé à « l’évacuation » des manifestants, composés notamment d’enfants et de femmes enceintes, à grands coups de gaz lacrymogène, de pistolets à impulsion électrique et de matraques[1]. Ce même jour, quatre cents migrants, probablement plusieurs d’entre eux, ont été déportés dans des zones désertiques près de la frontière libyenne, selon le président tunisien Kaïs Saïed[2]. Peut-être ont-ils même abouti dans des camps de concentration de réfugiés[3].
Environ une semaine plus tard, Saïed a également déclaré que le pays serait en guerre contre la corruption et que ceux qui n’agissent pas contre elle ou qui collaborent avec les corrompus sont considérés comme des traîtres et des agents ennemis[4]. Cette « corruption » s’agit de l’aide apportée aux migrants en Tunisie, un complot cherchant à renverser la démographie du pays par la facilitation de l’immigration subsaharienne[5].
Plusieurs « corrompus », incluant notamment des journalistes, des avocats et des activistes, ont été arrêtés et même jetés en prison. Leur sort a été partagé par le président et du vice-président du Conseil Tunisien pour les Réfugiés, principal organisme non gouvernemental (ONG) partenaire du HCR. Depuis ces vagues d’arrestations, entraînant l’interruption de nombreux services de protection d’ONG pour les réfugiés, plusieurs secteurs d’activités du HCR se trouvent également suspendus.
De telles violations du droit international commises à la lumière du jour ne resteraient pas impunies, penseriez-vous. Heureusement que l’Union européenne (UE) a critiqué ces arrestations, n’est-ce pas?
Eh bien, entre vous et moi, l’opposition de l’UE est superficielle et insuffisante. Pour vous donner un peu de contexte, des milliers de migrants, fuyant la guerre, des persécutions ou cherchant une vie meilleure, arrivent chaque année en Tunisie. Depuis le début de l’année, 19 000 migrants y sont arrivés, et très peu d’entre eux souhaitent y rester. Leur espoir réside dans une réinstallation par le HCR dans d’autres pays ou, au péril de leur vie, dans une traversée illégale de la Méditerranée pour atteindre l’Europe.
En réponse à cette crise migratoire, l’UE a décidé de fournir 178 millions de dollars aux forces de sécurité tunisiennes pour freiner la migration, incluant la création d’une académie de formation pour la garde maritime nationale et le financement d’équipements[6].
Il ne s’agit pas là d’opérations pour sauver les migrants de la noyade et de lutter contre le trafic humain. Bien au contraire, c’est pour se débarrasser d’eux, plusieurs migrants interceptés rejoignant leurs confrères du 3 mai.
Avec les résultats des élections du Rassemblement National en France, signalant une montée de sentiments anti-immigration qui risquent d’aggraver la situation pour les migrants cherchant asile, le futur est inquiétant.
Au milieu de ce climat fort tendu, je demeure en sécurité, les employés du HCR bénéficiant d’une forme d’immunité diplomatique. Je vais au bureau depuis la fin mai. Cependant, je suis accablée d’une grande tristesse pour les migrants en Tunisie. J’en vois plusieurs qui attendent devant le bureau à chaque fois que j’y entre et que j’en sors. J’entends des voix déchirées et des témoignages à crever le cœur lorsqu’on appelle notre ligne de soutien.
Devant la cruauté du monde qui m’entoure, j’ai retenu que je dois par-dessus tout garder espoir et qu’il faut bien du courage. La résilience et l’adaptation sont les meilleurs moyens pour continuer à soutenir les demandeurs d’asile et réfugiés et à lutter pour leurs droits.
Dans le cadre de mon stage, j’aurai espéré pouvoir faire plus, travaillant surtout sur des projets internes tout de même intéressants. Mon aide « directe » se limite aux dinars que j’offre à des migrants mendiant dans la rue, et des petits raisins verts que je fournis aux jeunes enfants. Ce n’est presque rien, mais si seulement vous pouviez voir les petits yeux de ces derniers qui s’illuminent à la première bouchée, cela vaut tout l’or du monde.
Mon cœur et mes pensées vont à eux tous, tous les jours, toutes les nuits.
[1] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/05/tunisia-repressive-crackdown-on-civil-society-organizations-following-months-of-escalating-violence-against-migrants-and-refugees/
[2] L’article a été supprimé, provenait d’une source tunisienne.
[3] https://x.com/RefugeesinLibya/status/1792486748842262696
[4] https://alhorria.com/2024/05/13/%D8%A7%D9%84%D8%B1%D8%A6%D9%8A%D8%B3-%D9%82%D9%8A%D8%B3-%D8%B3%D8%B9%D9%8A%D8%AF-%D9%86%D8%AD%D9%86-%D9%86%D8%AE%D9%88%D8%B6-%D8%AD%D8%B1%D8%A8-%D8%AA%D8%AD%D8%B1%D9%8A%D8%B1-%D9%88%D8%B7%D9%86-2/#google_vignette
[5] https://lejournaldelafrique.com/en/blogs/lafrique-daujourdhui/tunisie-le-racisme-au-sommet-de-letat
[6] https://english.aawsat.com/arab-world/4930736-eu-provide-178-mln-tunisian-security-forces-curb-migration