Par Pénélope Labbé
Cela fait quelques semaines que je suis rentrée de la Tunisie, où j’effectuais un stage au sein du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies (HCR). Quitter le Québec pour trois mois, sans salaire, a été un grand sacrifice. J’étais pourtant prête à le faire, comme j’ai toujours porté un intérêt pour la défense des droits humains ainsi que pour les questions migratoires, découlant de mes valeurs personnelles. Ce ne sont pas des convictions qui sont partagées par une bonne partie de mon entourage.
Je n’entends pas par-là que tous mes proches sont racistes. Beaucoup ne le sont pas. Toutefois, force m’est d’avouer que certains le sont, sans l’admettre. C’est à ceux-ci à qui j’adresse la présente réflexion.
Dans les jours suivants mon retour dans ma ville natale, je me suis engagée dans plusieurs débats, disons, intéressants. « Pourquoi te préoccupes-tu des réfugiés? », m’a-t-on demandé. « Pourquoi ne pas s’en préoccuper? », ai-je rétorqué. « Il y en a trop, ils vont ruiner le Canada! Nous devrions fermer nos frontières. Ils ne le méritent pas. » m’a-t-on répondu, pour faire court.
Ce genre de discours me frustre profondément, et il m’est difficile de ne pas m’emporter dans de telles conversations. Souvent, ces personnes se réfugient derrière des arguments soi-disant « factuels », appuyés sur des « statistiques » qui, souvent, ne sont que des reflets de leurs propres préjugés, alimentés par ce qui est véhiculé dans les médias. Mes réponses, quant à elles, sont ancrées dans l’expérience, la moralité, l’émotion, et la réalité des personnes que j’ai rencontrées.
Le contact direct avec la souffrance humaine que j’ai eu en Tunisie crée un profond décalage qui me sépare de ceux qui n’ont jamais été confrontés à ces réalités. Pour eux, les réfugiés sont des statistiques, voir même, une menace; pour moi, ce sont des visages, des histoires, et des vies entières qui méritent d’être défendues.
Mais bon, ils aiment les faits. Alors, en voici.
On prend trop de réfugiés!
Pour mieux comprendre cette déconnexion, il est crucial de clarifier les termes souvent confondus dans le discours public. Le terme « réfugié » et « migrant » sont fréquemment mal utilisés. Les réfugiés sont des individus qui ont fui leur pays pour échapper à la persécution, au conflit, à la violence ou à d’autres graves violations des droits humains, et qui cherchent sécurité dans un autre pays parce que leur propre État ne peut ou ne veut pas les protéger[1]. C’est un droit humain fondamental et universel : le droit de chercher et d’obtenir l’asile[2]. En revanche, les migrants, eux, « choisissent de traverser les frontières, non pas à cause de menaces directes de persécution, de dommages graves ou de mort, mais pour d’autres raisons, comme le travail, l’éducation ou la réunification familiale » et « n’ont pas ordinairement besoin de protection internationale »[3]. Mes proches confondent donc souvent les statistiques d’immigration avec celles reliées aux réfugiés, déformant la réalité et contribuant à leurs attitudes hostiles.
Certes, il est important de faire la distinction, comme des différences légales en résultent. Cependant, selon moi, la segmentation rigide de migrants ayant besoin de protection internationale en divers type, réduit une crise humanitaire complexe à des catégories simplistes qui ne rendent pas justice aux réalités vécues. Je préfère traiter de « personnes déplacées de force », englobant réfugiés, demandeurs d’asiles, déplacés internes et autres personnes ayant besoin de protection internationale[4].
Je vous présente alors une statistique choquante : en 2023, on comptait 117,3 millions de personnes déplacées de force. Parmi elles, seulement 158 700 réfugiés, sur les 37,6 millions de réfugiés enregistrés, ont été réinstallés dans un pays tiers, soit à peine 0,14 %[5]. C’est minime. Affirmer que nous accueillons trop de réfugiés est non seulement faux, mais aussi une insulte à ceux qui n’ont d’autre choix que de quitter leurs pays d’origine[6].
C’est à se demander si mes proches racistes tiendraient le même discours si, comme moi, ils avaient été assis devant des familles déchirées, devant des familles brisées, des hommes contraints de creuser des fosses communes pour enterrer leurs camarades dans des prisons libyennes, des jeunes femmes victimes de traite humaine et de violences sexuelles sur leur chemin vers la Tunisie, ou des enfants non accompagnés, fuyant des guerres ou ayant vu leurs familles assassinées pour des raisons politiques, laissés à eux-mêmes dans un pays qui n’est pas le leur.
Malgré mon appel à la compassion, par ces récits, on m’a déjà répondu : « Ce n’est pas notre problème, qu’ils restent dans leur pays au lieu d’amener leurs problèmes ici. » « Et si c’était votre fille? Votre sœur? Votre mère? » ai-je répondu. La réponse qui m’a été servie était sans surprise : « Ce ne serait pas la même chose ! »
Ce ne serait pas la même chose!
Cette réponse, aussi crue soit-elle, est symptomatique de la déshumanisation rampante des réfugiés. « Qu’est-ce qui distingue ma sœur d’un réfugié? » ai-je répondu. Évidemment, le lien relationnel n’est pas le même. Mais n’est-ce pas la preuve de la déshumanisation que de considérer les réfugiés comme moins dignes simplement parce qu’ils sont étrangers à notre cercle immédiat? Ne sommes-nous pas tous unis par le simple fait d’être humain? Les êtres humains n’auraient-ils pas tous la même valeur intrinsèque[7]? Selon le droit international, oui. En pratique, dans les mentalités de plusieurs, non.
Ce phénomène est assez généralisé en Tunisie, alors que le gouvernement se fait de plus en plus rigide envers les personnes déplacées de force entrant sur leur territoire. Les réfugiés y sont souvent perçus comme une menace pour la sécurité nationale, ce qui les conduit à être renvoyés aux frontières, laissés à périr en mer, ou détenus dans des conditions horribles[8]. Cette perception n’est pas unique à la Tunisie. En Amérique du Nord, les médias dépeignent également les réfugiés comme des « ennemis aux portes », prétendument en train d’envahir les nations occidentales[9]. Les statistiques alimentent ce sentiment de crise en réduisant les réfugiés à de simples chiffres et à de grandes masses anonymes. Les médias, en limitant leur représentation à des données abstraites, masquent ainsi la richesse et la complexité des expériences individuelles, des identités et des circonstances[10].
Parfois, je me demande si je dois en vouloir à mes proches pour leurs commentaires plus racistes qu’il ne le faut. Ils ne font, après tout, que répéter ce qu’ils entendent à la télévision, au lieu d’ouvrir leurs esprits. Il faut bien de la force pour changer son attitude après des années d’entêtement.
Le comble de l’hypocrisie
Ils ne sont pas si fermés d’esprit non plus. Après tout, la plupart approuvaient l’initiative du gouvernement canadien en 2022 de recevoir un nombre illimité des migrants et de réfugiés ukrainiens[11]. Paradoxalement, ils appuient aujourd’hui le soutien du Canada à l’armée israélienne et ignorent les contradictions dans la politique canadienne vis-à-vis les réfugiés selon leur origine. Comme l’a souligné une critique : « […] not only did Canada support Israel’s military actions; it only offered to support the applications of one thousand Palestinians with relatives in Canada in a program critics charged with being potentially “meaningless” as people could not leave the area[12].”
Cette situation reflète le privilège accordé aux groupes de migrants européens, qui sont humanisés par rapport aux réfugiés non européens, souvent déshumanisés.
Conclusion
Ma réflexion sur la déshumanisation des personnes déplacées de force est profondément personnelle, marquée par mes rencontres et mes expériences vécues sur le terrain. Toutefois, avec du recul, je réalise l’ampleur des conséquences que ce phénomène peut avoir. Par exemple, en Tunisie, la déshumanisation des migrants rend leur intégration dans la société locale presque impossible. Le gouvernement adopte un discours répressif, alimentant la xénophobie en présentant les migrants comme une menace pour la sécurité nationale. Cette perception est largement assimilée par la population : les migrants font face à de la discrimination pour se trouver un logement, à l’embauche, et dans l’accès aux soins de santé et aux services d’éducation. Ils sont plus à risque de se faire violenter dans la rue, autant par des passants que par les forces policières tunisiennes. J’ai rencontré des migrants qui ont été emprisonnés sans raison. Et bien pire encore.
Le contact direct avec ces réalités m’a permis de saisir l’ampleur de l’injustice que subissent ces personnes, mais il m’a aussi révélé comment, dans le travail en droits humains, la déshumanisation peut devenir un mécanisme de défense pour préserver son bien-être mental. J’ai moi-même été témoin de tant de souffrances, que ce soit lors de mon rôle de traductrice lors d’entrevues ou en étant témoin de situations de crise au bureau. À la longue, il est difficile de ne pas s’effondrer sous le poids de ces histoires. En réduisant les récits des personnes à des “dossiers”, un parmi tant d’autres, il devient plus facile d’accomplir son travail sans être submergé par la souffrance d’autrui. Mon défi personnel est de ne jamais laisser de côté mon humanité. Ce détachement émotionnel, bien qu’il permette de fonctionner au quotidien, a un prix. Il nourrit un cycle dans lequel les souffrances des personnes déplacées de force risquent d’être banalisées, non seulement par la société en général, mais aussi par ceux qui œuvrent à leur protection.
Lors du prochain souper de famille où un discours anti-migrant surgira, je leur présenterai ce texte. Espérons que cela leur ouvrira leurs esprits.
[1] UNHCR, « Refugees or Migrants? How word choices affect rights and lives”, en ligne: https://www.unhcr.org/news/stories/refugees-or-migrants-how-word-choices-affect-rights-and-lives
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Au HCR, on dit « Person of Concern ».
[5] UNHCR, « Refugee Data Finder », 2023, en ligne : https://www.unhcr.org/refugee-statistics/ Note : la réinstallation est une des trois objectifs du HCR, il faut donc avoir le statut de réfugié pour bénéficier des services de réinstallation du HCR.
[6] J’ai inséré la statistique afin d’illustrer le ridicule derrière l’argumentaire de mes proches. Mon argument ne tient donc pas compte des contraintes pratiques à la réception d’un certain nombre de migrants et/ou personnes déplacées de force dans un pays en particulier.
[7] Selon le philosophe Emmanuel Kant, oui.
[8] UNHCR, « Refugees, Migrants Branded ‘Threats’, Dehumanized in Seeking Political Gain, High Commissioner Tells Third Committee, Appealing for Return to Dignity», en ligne : https://press.un.org/en/2017/gashc4247.doc.htm
[9] Ibid.
[10] Yasmeen Abu-Laba et al., Resisting the Dehumanization of Refugees, Athabasca University Press, 2024, “Introduction”, en ligne: https://www.aupress.ca/books/120327-resisting-the-dehumanization-of-refugees/
[11] Ibid: “For instance, in 2022, the Canadian government indicated it would accept an “unlimited number” of migrants and refugees from Ukraine (see Tasker 2022). The government’s stance received widespread support from the general public—with over 80 percent of Canadians supporting this plan, according to the Angus Reid Institute (2022).”
[12] Ibid.