L’attente des résultats suite à un scrutin varie selon l’endroit où vous vous trouvez dans le monde. Au Québec, au Canada et aux États-Unis, on passe la soirée à suivre le dépouillement jusqu’au dévoilement des résultats, quelques heures plus tard. C’est souvent l’occasion de se retrouver entre amis, discuter de la campagne électorale qui se termine, partager ses pronostics, voir la déception des uns, la joie des autres mais surtout, d’observer le développement graduel de la mosaïque électorale. Je me souviens avoir séjourné en France pendant les élections présidentielles de 2007. J’avais prévu passer la soirée devant la télé, mais ai découvert que les résultats étaient annoncés tout d’un coup, à 20 heures.
Au Cambodge, deux semaines après la tenue des élections nationales, on est toujours dans l’attente des résultats.
Ce n’est que quelques jours avant d’atterrir au Cambodge que j’ai découvert que des élections allaient avoir lieu pendant mon stage. Je me suis dit que cela allait très certainement annoncer la couleur de celui-ci, et je ne me suis pas trompée.
Pendant mon stage, j’ai touché à tout. J’ai travaillé sur divers dossiers, divers rapports, diverses situations. À aucun moment je ne me suis plaint de la monotonie de mes tâches. Au contraire, à certains moments, je ne savais plus où donner de la tête. Mais malgré la grande diversité des événements, incidents et autres violations des droits de l’Homme auxquels nous furent confrontés, la grande majorité d’entre eux avaient cet arrière-goût électoral. Et je ne parle pas, ici, de ce qui s’est produit pendant la campagne électorale et dont le caractère politique est évident. Je parle surtout de ce qui l’a précédé.
L’année 2012 a définitivement mis la table pour les élections de 2013. Arrestations, harcèlement judiciaire, emprisonnements et assassinats dirigés contre des critiques du gouvernement, activistes, journalistes… Ce fut l’année la plus violente documentée jusqu’ici par la LICADHO.
Puis, il y a le fait que le leader de l’opposition se trouvait en exil, et que tous les membres de l’opposition siégeant à cambol’Assemblée nationale en furent expulsés deux mois avant les élections.
Ajoutons également le fait que le taux d’inscription des électeurs était, dans plusieurs secteurs de Phnom Penh, de plus de 100%, allant même jusqu’à atteindre 168%.
Ajoutons finalement la censure des médias pendant la campagne électorale, et les nombreuses menaces dont furent victimes certaines ONG.
Au vu de ceci, et de nombreuses autres irrégularités dans la préparation de sélections, il n’est pas surprenant que le Committee for Free and Fair Elections in Cambodia (COMFREL) ait déclaré que les élections de 2013 s’annonçaient être « the least fair » depuis celles organisées par l’Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge en 1993.
Dans le cadre de mon stage, j’ai eu à agir en tant qu’observatrice des élections, rôle par rapport auquel j’étais plutôt tiède. Le côté paternaliste de la chose me laissait dubitative. Qui suis-je, moi, avec mon badge, pour vous observer et vous dire si tout est fait « comme il le faut »? De plus, advenant que les élections ne soient qu’une gigantesque tricherie, ma seule présence parviendrait à les légitimer. Mais puisque tous les employés de mon ONG agissaient à titre d’observateurs, alors je n’avais d’autre choix que de m’acquitter de cette tâche moi aussi, peu importe ce que j’en pensais.
Notre équipe avait reçu des consignes quelque peu différentes des autres. Nous allions visiter des bureaux de vote, mais allions également visiter des communautés pour recueillir des témoignages sur leur expérience aux urnes. En l’espèce, les deux communautés que nous avons visitées étaient constituées d’habitants des communes de Borei Keila et de Dey Krahorm, à Phnom Penh, qui furent évincés par les autorités dans les dernières années et relocalisés en dehors de la ville, à environ 45-60 minutes de celle-ci. Nous trouvions intéressant de se pencher sur ces communautés relocalisées, au vu de la violation de leur droit au logement par les autorités ainsi que de leurs conditions de vie actuelles, très difficiles. En effet, puisqu’il y avait peu de chances que leur vote aille du côté du parti au pouvoir, le gouvernement avait plusieurs raisons de leur compliquer la tâche. Il était donc probable que certaines irrégularités soient visibles, le jour du vote, aux bureaux de scrutin assignés à ces communautés.
Au final, mon équipe et moi n’avons été témoins que de quelques incidents, mais rien qui laissait penser à des irrégularités systématiques dans les bureaux de scrutin que nous avons observés. Les membres des communautés que nous avons interrogés, communautés avec lesquelles la LICADHO travaille depuis des années, nous ont avoué ne pas avoir été victimes ou témoins d’incidents qui indiqueraient qu’ils étaient particulièrement ciblés. Ainsi, à la fin de la journée, je me suis surprise à penser que la catastrophe annoncée ne s’était pas produite. Du moins, si l’on se fie à mon expérience. D’autres bureaux de scrutins furent plus agités, certaines personnes n’ont pu voter pour une panoplie de raisons, et certains problèmes sont survenus qui ont requis l’intervention des policiers. Mais de mon côté, c’était le calme plat.
Peu après, je me suis mise dans la peau d’une observatrice qui ne serait arrivée au Cambodge que quelques jours ou quelques heures avant le jour du scrutin. Je n’aurais pas vraiment été témoin du climat électoral, ni avant, ni pendant la campagne. Je ne serais au Cambodge que pour observer comment se déroule le jour du scrutin : listes, pièces d’identification, ballot réglementaire, isoloirs adéquats, ballot bien plié, bien déposé dans l’urne avec le sceau du bon côté, encre sur le doigt jusqu’à la jointure, décompte des votes transparent et bien effectué. Check. Check. Check.
Le chef de l’opposition qui a reçu un pardon royal et qui est rentré d’exil. Check.
Et puis, il n’y a pas eu trop de violence. Check.
Oui, je pourrais comprendre que certaines personnes se risqueraient à qualifier ces élections de «libres» et «justes» en ne considérant que ces quelques critères sommaires, et en ne se basant que sur le déroulement du jour du scrutin. Certains l’ont fait : l’International Conference of Asian Political Parties a vite annoncé, après le scrutin, que ces élections étaient “a triumph of popular will and a victory for the Cambodian people”, sans préciser, toutefois, qu’ils ne se basaient que ce qui s’est produit le jour du scrutin même. Pas avant. Bien sûr, le Comité national des Élections, organe tout à fait non-indépendant en charge d’organiser le scrutin, s’est saisi de cette citation et la brandit désormais bien haut en réponse à tous ces détracteurs qui, au lendemain du scrutin, osaient dire que le processus démocratique n’était pas si «libre», «juste» et «transparent» que ça.
Pour quiconque a moindrement étudié les jours, semaines et mois qui ont précédé les élections au Cambodge, qualifier son processus démocratique de succès, de symbole de sa maturité politique et la démonstration d’une transition réussie, est tout à fait absurde. Peu importe ce qui se déroule le jour des élections, celui-ci n’est que le point culminant d’un processus démocratique qui se doit d’être continuel. La démocratie, la liberté, la justice, la transparence, la non-violence, ce n’est pas l’affaire d’une journée. Pourtant, c’est ce que retiennent nombre d’observateurs internationaux qui ne viennent que pour se faire mettre, l’espace d’un court séjour, de la poudre aux yeux, et qui repartent avec le sentiment d’avoir été les témoins d’un haut moment de la démocratie dans un pays qui, malheureusement, n’a pas fini de soigner ses plaies.
Où en sommes-nous? Le parti de l’opposition revendique la victoire après l’annonce des résultats préliminaires. Le CPP n’est pas très chaud à l’idée d’une enquête internationale, ni à la trop grande implication de la société civile dans celle-ci. Le vent de racisme et de xénophobie contre les cambodgiens d’origine vietnamienne, très puissant pendant la campagne électorale, s’amplifie. Un peu partout au pays, des tanks sont déployés, tels des fantômes qui attendent la suite de l’histoire. On veut calmer les passions tout en les attisant, dans l’attente des résultats, qui seront loin de calmer le jeu.
La manipulation des cicatrices et des esprits ne connaît, au Cambodge, aucune limite.