Suzanne Zaccour

Intersectionnalité. Un mot à la mode.

Selon ma grande amie Wikipedia : « L’intersectionnalité […]désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. […] L’intersectionnalité étudie les formes de domination et de discrimination non pas séparément, mais dans les liens qui se nouent entre elles, en partant du principe que le racisme, le sexisme, l’homophobie ou encore les rapports de domination entre catégories sociales ne peuvent pas être entièrement expliqués s’ils sont étudiés séparément les uns des autres. L’intersectionnalité entreprend donc d’étudier les intersections entre ces différents phénomènes. » [http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersectionnalit%C3%A9]

L’intersectionnalité est un concept très en vogue dans les mouvements féministes et chez les activistes de façon générale. J’ai entendu ce mot pour la première fois en août 2013. Autant dire tout de suite que je ne suis pas une experte. Par ailleurs, en tant que blanche hétérosexuelle valide cisgenre [insérez ici tout autre privilège qui vous vient en tête], je n’aurais jamais cru rédiger un article sur le sujet.

Or, il se trouve que je vis bel et bien une situation apparentée à une double discrimination.

La rue appartient aux Camerounais-es. Le trafic est dense sur les grandes artères (selon les standards locaux), les chauffeurs de taxi déplacent des hommes et des femmes pressé-e-s d’arriver à destination pour la modique somme de 40 sous, des femmes tiennent des petits kiosques sur le bord de la route où elles vendent des mangues, ou des balais, ou des crédits pour le téléphone. Les enfants jouent au ballon devant la maison, le soir. À toute heure, les écoliers-ères promènent leurs uniformes.

Bref, Yaoundé est une ville bien animée.

Et pourtant, je suis le plus souvent cloîtrée chez moi. Je dois toujours être accompagnée, même pour aller à la boulangerie au coin de la rue. Tous les matins, mon chauffeur me prend devant la porte de mon appartement; tous les soirs, il m’y ramène. Il est imprudent de se balader seul-e. En tout cas, dans ma situation. Mais quelle situation au juste?

Ce n’est pas parce que je suis blanche que je ne peux pas sortir. Un ancien stagiaire tout aussi étranger et pâle que moi m’a effectivement décrit ses fréquentes sorties. Ce n’est pas non plus parce que je suis femme, puisque j’en croise tous les jours. C’est la combinaison de ces deux identités qui me fait perdre toute autonomie. Leur intersection.

C’est cela, l’intersectionnalité.

J’hésite à effacer ces mots d’un ctrl+z bien appuyé. Puis-je vraiment parler d’oppressions multiples, quand le fait de ne pas être en sécurité est compensé par mes moyens d’engager un chauffeur privé, au décuple du prix des taxis collectifs? Puis-je parler d’oppression quand mon incapacité à m’acheter un dîner à cent mètres du travail signifie qu’un collègue me dépose un repas chaud sur mon bureau tous les midis? Puis-je utiliser ce mot, alors que j’écris ce billet dans le cadre d’un stage non-rémunéré?

Bien sûr que non. Ce que je vis n’est qu’une parenthèse, puisque dans une dizaine de semaines, je regagnerai le privilège de ma couleur de peau. Mon « oppression » en tant que blanche, est à la fois artificielle et superficielle, puisque le racisme inversé n’existe pas.

Ainsi, je laisse de côté ma situation pour vous parler d’une intersection où les accidents sont mortels. Une intersection entre deux drames. Celle qui nourrit mon travail ici.

Quand j’ai appris que je travaillerais sur le droit foncier et l’accès à la terre pour les femmes infectées ou affectées par le VIH/sida, je n’ai pas immédiatement saisi l’intersection entre le genre féminin et le VIH/sida. Ma première pensée a été : « ça, c’est ce que j’appelle ne pas avoir de chances dans la vie ». En découvrant un peu l’organisation pour laquelle je travaille, la CONGEH, j’ai appris que l’indépendance économique et la propriété d’un logement étaient cruciales pour les femmes atteintes du VIH, en raison des coûts accrus en soins de santé qu’elles doivent assumer. Comment se soigner quand on n’a même pas de logement? Je soupçonnais pourtant qu’il n’était pas seulement question de pauvreté. La problématique sur laquelle je travaille est spécifiquement « genre-VIH-habitat », et non « genre-pauvreté-habitat ».

C’est donc en commençant tranquillement mon travail que j’ai trouvé l’explication. Qui n’est pas du tout jolie.

C’est bien connu, le VIH est transmissible sexuellement. Or, les femmes qui n’ont aucune sécurité foncière, qui sont totalement dépendantes de leur mari économiquement et pour ce qui est de leur logement, ne peuvent pas « négocier leur sexualité » (tel que formulé sur le site web de la CONGEH). En termes plus clairs (ou plus sombres), elles sont [plus] vulnérables [encore] au viol conjugal. Dans un contexte où il est extrêmement difficile pour une femme de posséder sa maison, celle qui ne veut pas se retrouver à la rue devra céder aux rapports sexuels exigés par son mari infecté. Ce n’est pas que son « non » n’est pas respecté. C’est qu’elle n’a pas la possibilité de dire « non ». Ainsi, les femmes sans propriété foncière sont plus à risque de contracter le VIH.

L’intersection se traverse aussi dans le sens contraire. Une femme affectée par le sida ne pourra vraisemblablement pas travailler aux champs, entretenir le foyer, ou exercer quelque activité que ce soit choisie par son mari. Cela suffira peut-être à ce qu’il la mette à la porte. Conséquemment, les femmes affectées par le sida sont, de leur côté, plus à risque de se retrouver en situation de précarité de logement.

Voilà donc mes réflexions du moment sur l’intersectionnalité. D’un côté, l’épée en mousse. De l’autre, le double tranchant.