2014-Navarrete-InakiIñaki Navarrete

Je pris une profonde inspiration avant d’entrer dans l’arrière-cour de l’asile B. C’était le second établissement que nous visitions ce jour-là. Des patients assommés par la chaleur et les psychotropes gisaient à moitié nus dans leurs excréments au centre d’un cercle formé par d’autres patients. Un garçon de mon âge touchait son membre d’un air absent.

L’asile B était pire que l’asile A.

L’asile A, visité en matinée, en était un réservé aux femmes de tout âge. S’il prêtait largement flanc à la critique, il avait au moins le mérite d’être relativement propre : les murs n’étaient pas couverts de zut, le sol n’était pas couvert de fluides, et on pouvait y marcher sans avoir à se boucher le nez. L’affaire était tout autre ici.

Disability Rights International, l’organisme avec lequel je travaille cet été, effectue régulièrement des visites dans les hôpitaux psychiatriques locaux afin de documenter les conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles vivent les personnes handicapées. Lors de ces visites – toujours guidées –, la stratégie est simple. Certains suivent le guide tandis que d’autres trainent le pas à l’arrière pour voir ce qu’on ne veut manifestement pas qu’on voit.

Après un moment à l’arrière, je m’éclipsais donc dans une chambre isolée. Un jeune homme, appelons-le Victor, s’y trouvait, complètement nu et emmitouflé dans un nuage de draps sales d’où dépassaient des bras convulsifs. Notre guide, le directeur-neurologue, me rattrapa rapidement. C’est à grand renfort de termes techniques qu’il m’expliqua que Victor était un “cas perdu”. Plusieurs psychotropes étaient “nécessaires” pour apaiser son ”trouble”. Bref, Victor était une machine qu’il n’arriverait jamais à réparer.

(Photo de Victor, prise avant l’arrivée du directeur)

En regardant Victor planer dans une sorte d’apathie, sans ressort et aisément influençable, et en pensant à la facilité avec laquelle il avait été laissé à son sort dans cette chambre, je n’aurais su dire si ces psychotropes  étaient “nécessaires” ou s’ils s’inscrivaient plutôt dans un schéma de contrôle visant à faciliter la prise en charge de patients trop nombreux par un personnel trop réduit. Il s’agit d’une pratique courante.

J’insistais pour en savoir plus. Victor est un abandonado. Il fait partie de ce groupe de personnes dont les familles, souvent par manque de moyens, parfois par manque de soutien dans leur communauté, se sont résignées à les abandonner dans un hôpital psychiatrique. Parfois aussi, l’abandon découle de la honte et du stigma attaché au handicap. Victor ne reçoit jamais de visites.

En droit, la conséquence immédiate de cet abandon est la mise en place d’un régime de prise de décisions substitutive. Le directeur devient le tuteur et représentant légal des abandonados, ce qui lui donne un chèque blanc gros comme la lune sur leurs vies. Victor, objet de protection et non sujet de droit. Mais c’est compréhensible:

“Voyez-vous, il est comme un enfant qui ne sait pas ce qui est bon pour lui”.

Ce genre de discours du “meilleur intérêt”, on l’accepte d’autant mieux qu’il peut se justifier d’un côté, par des fonctions de protection et de sécurité, de l’autre, par un statut technique et scientifique.  Mais il ne faut pas se méprendre. Le meilleur intérêt dérape souvent. C’est pourquoi le paradigme social du handicap, présent dans la nouvelle Convention relative aux droits des personnes handicapées, demande que l’on congédie ce discours médical dépassé, ces régimes de prise de décisions substitutive ainsi que toute forme d’internement. Il faut plutôt laisser place à l’autonomie des personnes handicapées. Victor, comme sujet de droit.

Dans cette optique, l’asile A et l’asile B sont tous deux condamnables pour leur seule existence. Cela dit, comprendre ce changement de paradigme n’est pas toujours simple et on peut se demander : qu’est-ce que cela signifie concrètement pour ce jeune homme complètement nu et emmitouflé dans un nuage de draps sales? Une comparaison entre l’asile A et l’asile B rendra la chose plus claire.

Avec la question du travail.

Les femmes de l’asile A sont invitées à suivre plusieurs modèles de carrière. Elles peuvent fabriquer des vêtements, des jouets ou cuisiner des plats. Ce qu’elles font avec leur argent ne regarde qu’elles. En m’offrant des biscuits, l’une d’elles m’expliqua dans un Anglais impeccable qu’avec son salaire elle aimait aller au restaurant chaque vendredi. Je souriais. Les biscuits étaient bons. Sur l’emballage, l’inscription “Le travail rend digne”.

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(À l’heure du dîner, cette femme est restée étendue sans recevoir aucune aide)

Et les patients de l’asile B? Regardez cette dame dans la photo. Au mieux, certains participent aux corvées quotidiennes en échange de “cadeaux”, comme des petits gâteaux. Mais l’autonomie et la dignité ne se nourissent pas de petits gâteaux.

Au pire, les patients de l’asile B se trouvent dans un isolement sensoriel dégradant.  La télé, une thérapie musicale une fois par mois ainsi que des sorties sporadiques dans le jardin (plutôt une cage avec des barbelés) résument l’essentiel des activités disponibles. Alors, ils déambulent. D’autres sont attachés à leurs fauteuils roulants toute la journée. Depuis combien de temps? 60 ans. J’imagine que c’est aussi dans leur “meilleur intérêt”.

Faut-il insister plus encore sur la différence entre A et B?

Je voulais visiter ces établissements pour savoir pourquoi je travaille avec DRI. Aujourd’hui, la raison est on ne peut plus claire. Avec ses yeux bleus sévères et son sourire bienveillant de Big Brother, le directeur aux tempes grisonnantes de l’asile B restera pour moi le visage de l’institution totale.