Jacinthe Poisson
Être stagiaire à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, ça implique travailler des heures incalculables à décortiquer et analyser les pires cas de violations des droits de la personne en Amérique latine[1]. Mais ça implique également travailler sur des dossiers confidentiels, il m’est donc difficile de commenter mon travail quotidien à la Cour. Voilà pourquoi je vais vous parler pêle-mêle aujourd’hui de trois sujets, de la bizarrerie quotidienne de San José à certains évènements marquants qui ont généré bien des réflexions parmi les stagiaires de la Cour.
200 metros sur, 100 este de la antigua panadería
San José, Costa Rica, c’est une ville sans adresse, sans nom de rue et sans numéro d’édifice. Je crois bien c’est la seule capitale d’Amérique latine ainsi. Le stagiaire s’en rend compte dès le premier jour, où trois lignes entières du formulaire d’identification sont dédiées à « expliquer » son adresse. À San José, on se retrouve (ou plutôt, seulement les taxis s’y retrouvent!), avec une adresse comme celle-ci : 200 metros sur y 100 metros este de la antigua panaderia de San Pedro (l’ancienne boulangerie). Il y a plusieurs éléments à décrypter dans cet énoncé. D’abord, est-ce qu’on doit vraiment évaluer la distance parcourue en mètres? Heureusement non, bizarrement, un coin de rue équivaut à 100 mètres, peu importe sa réelle longueur! Il faut aussi constamment savoir où est le nord, sud, est et ouest pour s’y retrouver. Mais le pire selon mon collègue tico (lire ici : costa ricain), c’est l’incompréhension intergénérationnelle qui résulte de ce système géographique. Parfois, le point de repère principal n’existe plus, comme c’est le cas de l’ancienne boulangerie. Les personnes âgées et les chauffeurs de taxi vont savoir où la trouver, mais les jeunes et les voyageurs de passage, aucune chance. Donc attention, si vous passez par San José, oubliez votre GPS, amenez votre boussole!
La Sele
Vivre la Coupe du Monde 2014 au Costa Rica a généré en moi des sentiments bien contradictoires. La Sele tica (sélection de soccer costaricaine) a atteint pour la première fois dans son histoire les quarts de finale, devenant la « surprise » du Mondial. Des milliers de personnes ont déferlé à chaque victoire à la « Fuente de la Hispanidad » à 500 mètres de chez moi (cinq coins de rue!), le point de ralliement des festivités, qui est pourtant un rond-point d’autoroute. Ma première entrée dans la salle d’audience de la Cour interaméricaine, une belle salle solennelle avec tous les drapeaux des pays membres de l’Organisation des États Américains, a justement eu lieu pour regarder l’un de ces matchs avec tous les stagiaires et avocats de la Cour, tous pays confondus.
J’ai suivi le match où le Costa Rica a perdu à un cheveu en pénalités contre la Hollande dans un petit village de la côte caraïbes et je n’oublierai pas de sitôt la vieille dame afro-descendante derrière moi qui pleurait en se lamentant bien fort : « hijos mios, se merecian la victoria, pero les amamos, les perdonamos… ». Même si on n’aime pas nécessairement regarder le soccer, comme c’est mon cas, impossible de ne pas se laisser emporter par cet enthousiasme et ce patriotisme. Justement, à bien y réfléchir, là est mon inconfort.
Mentionner les milliers d’expropriations et d’expulsions pour les constructions des stades dans 12 villes brésiliennes, les dépenses exorbitantes dans un pays où les inégalités sont si fortes, les opérations controversées de « pacification » dans les favelas ou le mouvement de boycott du Mondial m’a attiré au mieux un regard d’indifférence, au pire une réaction outragée. J’étais aussi surprise de constater que peu de stagiaires et d’avocats de la Cour ont mentionné ces enjeux durant les maintes rencontres sportives. Les discussions de couloir et de cafétéria portaient presque seulement sur les résultats des diverses Sele d’Amérique latine et la fierté d’être colombien, mexicain ou tico. Nuancer les bienfaits du fûtbol et du Mundial au Costa Rica, c’est pratiquement sentir qu’on est contre l’intérêt patriotique du pays. Je ne peux pas m’empêcher de penser que si autant d’énergie, de ressources et de solidarité étaient dédiées au changement social, les résultats seraient incalculables.
Ban Ki-Moon à la Cour interaméricaine
(Manifestation devant la Cour interaméricaine)
La reconnaissance légale des territoires autochtones au Costa Rica est à des années-lumière du système de réserve prévu par la Loi sur les Indiens au Canada. Alors que « sa majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes »[3] au Canada, la Ley indigena de 1977 au Costa Rica prévoit que les communautés autochtones ont la pleine propriété de leurs territoires, lesquels sont « inaliénables et imprescriptibles, non transférables et exclusifs aux communautés indigènes qui les habitent ». 8 groupes autochtones se partagent 23 réserves à travers le Costa Rica. Mon collègue colombien m’a un jour affirmé qu’en théorie, la Constitution colombienne est celle qui garantit le mieux les droits humains dans le monde, même si la réalité en est bien loin. La même équation semble s’appliquer aux droits territoriaux autochtones au Costa Rica.
(Peuples et territoires autochtones au Costa Rica)
Les dirigeants de la communauté bribri de Salitre estiment que 40% de leur territoire est occupé par des finqueros non autochtone, ce que la Ley indigena interdit. Certains ont occupé par la force ces terres, alors que d’autres les ont acheté, ce qui est également interdit par la Ley indigena. En 2008, les tribunaux ont réaffirmé l’illégalité et la nullité juridique des achats et transferts de territoires à des non autochtones. En juillet, de nombreuses familles autochtones ont érigé des campements sur ces terres occupées, mais certains ont été incendiés et une centaine de finqueros ont bloqué l’accès au territoire bribri dans la nuit du 5 juillet. La tension est redescendue depuis et la Vice-ministre a clarifié que les non autochtones devront quitter le territoire. La solution qui se profile à l’horizon? Le gouvernement offrira probablement des compensations aux finqueros afin qu’ils quittent définitivement le territoire.
[1] Notons tout de même que fort malheureusement, de terribles cas de violations de droits de la personne n’arrivent jamais à la Cour, faute de ressources, de connaissances des victimes de leurs droits, de peur des représailles, de ratification par l’État concerné, etc. Je dis ici Amérique Latine puisque ni le Canada ni les États-Unis n’ont ratifié la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme, qui ouvre la possibilité pour la Cour de recevoir des plaintes individuelles.
[2] Je fais ce constat avec tout l’amour et le respect que j’ai pour mes adorables collègues. De nombreux facteurs peuvent l’expliquer: le fait que les stages à la Cour ne sont jamais rémunérés, que beaucoup d’universités privées en Amérique Latine sont de fervents participants et gagnants des divers concours de plaidoirie en droit interaméricain, que la pratique juridique en droit international des droits de la personne n’est généralement pas une branche lucrative du droit, mais attire une forte aura de prestige, etc. Je tire ces hypothèses de mes conversations avec mes amis et collègues.
[3] Art.18 (1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985) ch. 1-5.