2015 St-Jean FrederiquePar Frédérique St-Jean

Pour bien des Tunisiens et des gens vivant à l’étranger, la Tunisie est un pays plutôt égalitaire. Fréquemment, lorsque j’expliquais aux gens que j’étais en Tunisie pour travailler dans une organisation défendant les droits des femmes, ils me répondaient que la Tunisie n’avait pas de problèmes sur ce plan me citant le président Habib Bourguiba comme champion de cette cause. Dès 1956, Bourguiba a en effet promulgué le Code du statut personnel qui donnait des droits extensifs aux femmes, pour un pays de religion musulmane de l’époque. Ce code a en effet aboli la polygamie et instauré le divorce judiciaire, ce qui était très avant-gardiste considérant que la polygamie est encore permise au Maroc par exemple. Plusieurs considèrent que Bourguiba avait créé ce discours, afin d’obtenir l’appui de la communauté internationale pour le maintien de son régime. [1]

Sous le régime de Ben Ali, le peuple a continué d’être maintenu dans l’ignorance sur l’état réel des choses. En effet, l’information était largement contrôlée par le gouvernement qui muselait quiconque souhaitait contredire ses positions. Jusqu’en 2011, le discours officiel a ainsi continué de laisser croire aux tunisiens que l’égalité hommes-femmes en Tunisie était acquise.

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La Tunisie a fait honneur à sa réputation en 2014, lorsqu’elle a adopté sa nouvelle Constitution. Ce document juridique contient non-seulement une disposition codifiant l’égalité des entre hommes et femmes et le principe de non-discrimination, mais codifie également le principe d’égalité sur le plan du travail et d’égalité des chances.[2] Le gouvernement s’engage d’ailleurs à protéger, soutenir et améliorer les acquis de la femme, à garantir la représentativité des femmes dans les assemblées élues, à œuvrer à réaliser la parité dans les conseils élus et à prendre les mesures nécessaires pour éradiquer la violence envers les femmes.[3] Cette Constitution codifie ainsi des protections qui rendront jaloux même les pays les plus égalitaires.

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Ainsi, depuis 1956, le discours qui règne au niveau de la société est que la Tunisie est un pays égalitaire. Or, ce discours est loin de refléter la réalité des femmes au quotidien. La Tunisie se classe en effet au 123e rang mondial sur le plan de l’égalité des genres.[4] Les femmes consacrent 8 fois plus de temps que les hommes au travail domestique et au soin des enfants et des personnes âgées. Elles doivent assumer 40% plus de tâches que les hommes.[5] Il de plus en plus commun pour les femmes de travailler pour contribuer à subvenir aux besoins de la famille, même si elles doivent continuer d’assumer la quasi-totalité des tâches domestiques. Elle font face à un taux de chômage qui est de près du double de celui auxquels font face les hommes, même si elles sont plus nombreuses à obtenir leur diplôme de niveau universitaire chaque année. En 2013, 42% des femmes diplômées faisaient face au chômage. Elles ont de la difficulté à accéder aux postes de responsabilité représentant seulement 6,5% des chefs d’entreprise, 0.76% des postes décisionnels par rapport à la totalité des agents de la fonction publique et 8% des postes décisionnels au sein des syndicats.[6]

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Le gouvernement ne montre d’ailleurs aucun signe d’une volonté de poser des gestes concrets pour respecter ses engagements constitutionnels. Il y de cela quelques jours, le 22 août 2015, le gouvernement a en effet remanié les nominations aux postes de gouverneurs et a sciemment omis de nominer une femme au 24 postes existant sur le territoire tunisien.[7]

L’une des difficultés de notre travail en tant qu’Association défendant les droits des femmes en Tunisie est donc de détruire ce mythe de la Tunisie égalitaire et de renseigner la population sur les inégalités qui persistent. Pour réussir, l’Association doit dédier une part importante de son travail à la sensibilisation et l’éducation. En tant que responsable des communications, la sensibilisation occupait une large part de mes responsabilités.

J’ai ainsi décidé de réaliser la campagne « Beau sur papier, mais en réalité? », campagne dénonçant le gap qui existe entre les lois, le discours officiel et la réalité. Cette campagne a été transmise à travers les réseaux sociaux, et principalement Facebook, qui est le principal moyen de communication utilisé par les Tunisiens. À l’aide d’images évocatrices et en exposant le contraste entre les articles de la Constitution et les statistiques révélant les inégalités qui persistent en Tunisie, nous espérions pouvoir faire réaliser aux gens que, même si les lois tunisiennes sont plus égalitaires que dans d’autres pays arabes, il reste beaucoup de travail à faire pour réaliser l’égalité substantive. Cette campagne de sensibilisation a fait l’objet d’un article du Huffington Post tunisien, publicité d’une valeur inestimable pour une petite association comme Aswat Nissa.[8]

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Nombre des inégalités qui persistent sont étroitement liées à la religion et aux traditions qui sont encore bien ancrées dans la société tunisienne. Pour que le travail de sensibilisation de l’Association soit efficace, il est donc primordial de montrer que l’égalité peut être acquise dans le respect des croyances religieuses et des racines islamiques. L’Association doit chercher à créer un discours de renforcement des capacités de la femme, tout en respectant les libertés religieuses et les croyances de celle-ci. Le débat sur le voile qui a lieu actuellement en Tunisie est un sujet de réflexion fructueux. Certaines jugent que le voile est un symbole de domination de la femme et que l’augmentation de son port est un phénomène inquiétant. Ils considèrent qu’une femme moderne et émancipée ne devrait pas porter le voile.[9] Or, le port du voile n’est-il pas simplement un choix religieux personnel? Une femme voilée faisant des choix libres, poursuivant ses ambitions sans barrière pour la freiner n’est-elle pas aussi émancipée qu’une femme qui ne l’est pas?

Mon travail à l’Association m’a beaucoup fait réfléchir sur un concept que l’on nous a introduit dès les premiers cours de notre parcours en droit : la normativité. Mon travail en Tunisie m’a en effet permis de voir que le travail à faire pour qu’une loi devienne une norme, et acquière ainsi une force persuasive ayant un impact sur le comportement des gens au quotidien, il doit se produire un long et complexe processus. Pour protéger les droits humains, il est primordial d’élargir l’analyse juridique afin de comprendre les traditions, la culture, les normes religieuses et politiques qui ont bien souvent un impact beaucoup plus puissant sur les droits humains que les lois elles-mêmes. Une grande partie du travail à faire repose dans le changement des mentalités, l’adaptation des traditions et de la culture pour les rendre plus conformes au respect des droits humains, sans pour autant leur imposer un cadre étranger.


[1] Giulia Daniele, « Tunisian Women’s Activism after the January 14 Revolution:

Looking within and towards the Other Side of the Mediterranean », (2014) 15 Journal of International Women’s Studies 5, à la p 19.

[2] Constitution Tunisienne, art. 21, art. 40.

[3] Constitution Tunisienne, art. 46, art. 34.

[4] World Economic Forum, « The Global Gender Gap Report 2014».

[5] «Budget-temps des ménages ruraux et travail invisible des femmes rurales en Tunisie», CREDIF (Centre de Recherches d’Études, de Documentation, d’Information sur les Femmes), Ministère des Affaires de la Femme et de la Famille, 2000.

[6] Boutheina Gribaa et Giorgia Depaoli, Profil genre de la Tunisie 2014, Juin 2014, financé par l’Union Européenne.

[7] Kapitalis, « Nouveaux gouverneurs : «Où sont les femmes?», demande Bochra Belhaj Hmida », 23 août 2015 (en ligne) : http://kapitalis.com/tunisie/2015/08/23/nouveaux-gouverneurs-ou-sont-les-femmes-demande-bochra-belhaj-hmida/; Mosaïque FM, « Nomination de nouveaux gouverneurs par Habib Essid », 22 août 2015, http://www.mosaiquefm.net/fr/index/a/ActuDetail/Element/56376-nomination-de-nouveaux-gouverneurs-par-habib-essid.

[8] Huffington Post Maghreb –Tunisie, « Droits des femmes en Tunisie: L’ONG “Aswat Nissa” relève les différences entre la Constitution et la réalité », 24 août 2015, (En ligne), http://www.huffpostmaghreb.com/2015/08/24/droits-femmes-tunisie_n_8030852.html?utm_hp_ref=maghreb.

[9] Faouzi Ksibi, La presse de Tunisie, « Jusqu’où ira la cabale intégriste ? », 19 août 2015, http://www.lapresse.tn/19082015/103007/jusquou-ira-la-cabale-integriste….html.