2016 Beauchemin Antoine

Par Antoine Beauchemin

Lorsque le « C’est normal » s’adapte à une réalité changeante

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Voilà quelque huit mois que j’ai appris, jumelant stupeur et jubilation, que je serais stagiaire au Conseil national des droits de l’Homme du Maroc (CNDH). L’été me paraissait alors très loin. Et pourtant, j’y suis parvenu sans heurts (ou si peu). C’était il y a 10 semaines. Cela aussi me paraît très loin.

L’annonce d’un stage à Rabat a de quoi susciter des réactions d’euphorie. C’est que l’on ne peut se préparer pleinement à ce qui nous y attend; de cet inconnu découle précisément l’extase, source d’attentes qui, nous le souhaitons, seront comblées.

Au fil des dernières semaines, l’attitude que j’ai adoptée quant au stage a néanmoins changé progressivement, tant par la force des choses que par une compréhension renouvelée de ce que le stage représentait à mes yeux.

Retour sur ce cheminement.

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[Semaines 1-4]

J’ai appréhendé les 12 semaines de façon volontairement naïve, en me répétant qu’une approche positive était la meilleure façon de contrer les termes « inefficace », « lent » et « inutile » qui entachent souvent les stages dans le domaine des droits humains. En surfant sur ces qualificatifs avec enthousiasme, peut-être en perdraient-ils leur sens.

À cet égard, les premières semaines auront été frappées de désillusions, certes, mais de désillusions prévisibles. Le CNDH est un endroit qu’il faut apprendre à comprendre, tel un chat que l’on doit approcher lentement, avec lequel l’interaction n’est pas initialement aisée. À coups d’enjeux nouveaux et de mandats dont la portée ne demeure, somme toute, que vaguement définie, j’ai patienté plusieurs semaines avant de réellement avoir une idée de mon rôle à l’institution. Traduire une lettre d’invitation, envoyer un courriel à l’ambassade du Canada, faire des recherches sur le rôle du CNDH à la COP 22, etc. En somme, des tâches hétéroclites, indépendantes les unes des autres; des tâches pas nécessairement captivantes, mais qui doivent être faites.

Naturellement, un jeune Québécois, rigoureux étudiant en droit, restait sur son appétit face à cette situation où il se sentait carrément impertinent.

Afin de justifier une telle conjoncture, je me frappais à grands coups de « C’est normal ».

N’étant à Rabat que depuis quelques semaines, plusieurs dimensions de ma vie étaient pleinement déboussolées. L’adaptation serait nécessairement lente. Il faudrait me laisser du temps.

« C’est normal », me répétait-on. « C’est normal », me répétais-je.

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[Semaines 5-8]

Alors du temps, je m’en suis laissé.

J’ai appris rapidement, énormément, sur la culture marocaine, ayant entre autres la chance de me retrouver dans ce magnifique pays maghrébin durant  le Ramadan. Cela était assurément une expérience culturelle comme nulle autre; je me suis même prêté à la pratique en jeûnant pendant 10 jours. La température excessivement chaude, conjuguée à une paresse caractéristique, a malheureusement eu raison de moi.

J’ai également bénéficié de mes samedis et dimanches afin de voyager aux quatre coins du pays. Profitant à la fois de la richesse culinaire et des décors paysagers magnifiquement variés, je désirais m’immerger dans la vie marocaine à tout instant.

Bref, à première vue, mon séjour au pays du roi Mohammed VI était sans embûches.

Sauf en ce qui concernait le stage.

À ce niveau, un constat était évident : je pataugeais encore complètement dans l’ombre. Ne jouant au CNDH un rôle que de façon connexe, en multipliant des tâches toutes plus immédiates et rapides les unes que les autres, je réalisais ne pas réellement avoir de fil conducteur, de projets qui guideraient mon stage et me feraient comprendre la portée et les multiples aléas de la vie d’un activiste en droits de la personne.

Après plusieurs semaines de stage, toutefois, le « C’est normal » initial ne me convainquait plus, ou, à tout le moins, plus de la façon avec laquelle on me l’exposait jadis.

Mon passage au Maroc étant au premier abord centralisé sur ces douze semaines où je passerais mes journées au CNDH, j’étais naturellement assez déçu de la tournure des événements. Et c’était démoralisant, en fait. C’est d’avoir le potentiel et le désir de faire avancer les choses, la détermination de travailler de façon efficace et productive, en étant privé des moyens et du matériel pour le faire.

« C’est normal ».

Cette phrase-marteau me rabattait sans cesse les oreilles, mais ne trouvait plus écho. Et pourtant, elle énonce une vérité élémentaire : que l’expérience de mon stage diverge de mes attentes initiales n’est pas anormal. N’est pas anormal non plus le fait que le premier stage d’un étudiant de 21 ans ne soit pas chargé de projets révolutionnaires. La phrase « C’est normal » n’étant alors pas source de problèmes, c’était peut-être la portée du stage, de même que ma compréhension de cette portée, qui méritait un élargissement.

Déjà, il est évident que l’on ne peut limiter le stage aux journées passées au bureau. Le stage est une expérience qui englobe plusieurs sphères. Dès lors, il faut évaluer l’expérience complète, et non pas uniquement la façon avec laquelle j’occupe mon mercredi après-midi, armé de mon Toshiba 2013. Et c’est sur cette nouvelle perspective que le « C’est normal » initial a pu progresser en accord avec une compréhension renouvelée de ce que le stage signifiait réellement.

Le stage aurait en outre toujours eu l’objectif de me faire découvrir tant ce qui me plaisait que ce qui ne me plaisait pas. De la sorte, les tâches obscures que l’on m’offrait, dont les bénéfices n’étaient pas concluants à première vue, contribuaient tout autant au succès du stage que si j’avais amendé le Code pénal marocain dans son ensemble.

Le stage, c’est le travail au CNDH, certes, mais c’est tout autant le samedi après-midi dans un café avec JC, un bon ami de mon école secondaire, qui s’adonne à être à Marrakech en même temps que moi. Le stage, c’est aussi les sept heures de train (comprendre ici : fournaise roulante) en direction d’une magnifique plage afin d’y passer la journée avec mes colocataires. Le stage, enfin, c’est également de prendre un petit taxi bleu, de manger un tagine délicieusement parfumé, de chercher des hébergements à Amsterdam sur CouchSurfing, d’entendre le puissant appel à la prière à Fès en fin de journée, de boire une pinte de bière avec des amis dans un bar lugubre de Chefchaouen, et d’écouter des films blockbusters en buvant du thé à la menthe.

Et malgré toutes ces belles aventures qui agrémentent et structurent le séjour au Maroc, un Montréalais peine à se distancier du fait qu’il n’a [presque] rien à faire 40 heures par semaine.

Bref, le scénario typique du stagiaire blasé, dans les films hollywoodiens, qui sert le café à ses collègues faute d’avoir un travail palpitant.

Je comprends assez clairement en quoi ce complexe peut peser sur le moral du personnage. C’est d’associer le fait de ne rien faire à un manque de capacités personnelles, ou à un manque de confiance des collègues en soi, plutôt qu’à d’autres facteurs beaucoup plus significatifs (rythme de travail ralenti durant l’été, nombre de stagiaires, phase creuse au niveau des événements, etc.). Cette corrélation, à la fois fausse et inexistante, amenuise, voire annihile, tout le reste, soit tous ces événements qui sont partie intégrante de l’expérience bien plus globale.

Voilà bien le complexe de la cafetière. C’est d’avoir la fausse croyance, complètement irrationnelle, que l’on n’est utile qu’à préparer le café, ou, à tout le moins, que c’est l’unique tâche que les collègues osent nous donner. Confronté(e) à l’absence de travail, le stagiaire, malgré ses innombrables requêtes et ses constants efforts, prend ce mal sur ses épaules, croit en être à la fois la cause et la conséquence. Pour justifier la présence au bureau, le stagiaire tentera de se montrer utile, par tous les moyens.

En servant le café aux collègues, notamment.

Mais bon, il n’y a pas de cafetière au CNDH.

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[Semaines 9-12]

La fin de mon stage est imminente : deux semaines de travail, puis le tour est joué.

J’aurai, à vrai dire, appris énormément lors de l’été 2016. Bien sûr, cela est dû à un net changement dans ma compréhension même du stage. Le stage désirait peut-être même n’offrir qu’un contexte à des apprentissages beaucoup plus importants faits à l’extérieur de celui-ci. Il était également utile afin de faire une prise de conscience à la fois sur le type de travail potentiel dans ce milieu et sur la façon avec laquelle un stagiaire peut s’y adapter.

D’une part, au niveau formel, le CNDH m’aura donné une idée assez claire d’une façon [parmi d’autres] avec laquelle le travail en droits de la personne est effectué. Dans un milieu où les droits des femmes, de la communauté LGBTI+ et des populations migrantes sont fréquemment bafoués, le travail doit nécessairement s’effectuer progressivement, à coups de détours. Et il est possible que cela passe par des stagiaires qui se sentiront quelque peu dépaysé(e)s lors de leur passage au CNDH.

De surcroît, l’été 2016 m’aura également permis d’orienter le type de travail en droits de la personne qui m’intéresse. Pour ma part, la réflexion s’arrête présentement au travail en communauté, soit directement avec les populations concernées.

Enfin, je demeure persuadé que mes petites déceptions par rapport au travail entre les quatre murs du CNDH méritent une locution bien sentie, bien méritée :

« C’est normal ».

Il est véritablement normal, ultimement, d’avoir des expériences qui ne sont non pas insatisfaisantes, mais bien en-dehors du cadre de nos attentes initiales. Malgré la difficulté d’une telle entreprise, assurément complexifiée par l’orgueil de l’individu qui désire changer le monde, ce complexe du stagiaire qui a l’impression de ne rien faire n’est parfois dû qu’à un concours de circonstances, totalement en-dehors du contrôle du stagiaire.

Et, bon, il faut rationaliser le tout : ce complexe ne tourne pas réellement autour du fait de ne rien faire, mais bien du sentiment de désirer faire davantage. En tant que futur activiste en droits humains, je suis propice à ressentir ce complexe continuellement.

Finalement, c’est aussi que le complexe de la cafetière ne dérange qu’au degré premier, et dans l’immédiat. Cette fausse impression néglige les apprentissages qui se font par immersion, par symbiose, par la simple force des choses lorsque X se retrouve dans un milieu Y. Ne considérer que mes tâches au CNDH dans mon appréciation du stage ferait fi de toutes les expériences vécues durant les soirées avec les collègues ou sur l’avenue Michlifen avec mes colocataires, et qui m’auront tout autant changé et appris sur les droits de la personne.

« C’est normal ».

Cette phrase n’apparaît donc plus ici dans le sens péjoratif que je lui conférais naguère, mais bien dans le sens prometteur de m’être adapté à un complexe qui me suivra peut-être longtemps dans l’univers passionnant, quoique nébuleux, des droits fondamentaux.