Par Guillaume Lebrun-Petel

Je suis arrivé chez Tata en fin d’après-midi quand, après avoir cogné à la porte, j’entendis déjà l’exclamation et le rire caractéristique de mes hôtes dont j’allais pouvoir témoigner à mes proches lors de mon retour au pays. Elle a fait construire sa maison en bordure de la plage, si proche que les petites marches menant à l’avant-cour, brossées par le remous constant du vent et du sable, ne sont plus qu’une petite butte sans forme à enjamber. Tata serait à l’extérieur de la ville pour mes premières semaines à Dakar, mais elle m’avait dit que je ne me sentirais pas oublié dans sa grande résidence de bord de mer : on allait s’occuper de moi.

Ainsi, c’est Maryam, après avoir ouvert la porte, qui m’invita à entrer. Déjà jeune mère de deux enfants, elle m’indiquait dans son français gêné qu’elle serait ma maman pour mon séjour. Dans les minutes qui ont suivi mon arrivée, j’ai rapidement compris que le français, bien qu’il soit la langue de l’administration, du travail, et surtout de l’éducation au Sénégal, restait largement étranger à Maryam, une bonne, qui n’a jamais été scolarisée. Car, dans ce pays, si le français est la langue qui s’enseigne, ce sont les langues locales – comme le wolof et le diola – qui se parlent à la maison. Si on a la chance de maîtriser le français, c’est qu’on fait partie des heureux qui, contrairement au Sénégalais moyen, passent plus de 2,8 ans sur les bancs d’école. Dans les semaines qui suivirent, Maryam, entre autres, me nourrit, m’aida à m’orienter dans la ville et s’assura que je prenne mon antipaludéen à heure régulière. Son attention et le plaisir apparent qu’elle avait à me partager sa culture – égal à celui qui m’habitait à l’écouter – me firent rapidement oublier que nous ne possédions, ni elle ni moi, les mots nécessaires pour soutenir notre conversation.

À peine quelques semaines plus tôt, pendant l’année scolaire, j’avais eu la confirmation que mon stage d’été en droit de la personne allait bien avoir lieu. Contacter mon superviseur à la RADDHO a été une tâche longue et difficile, mais j’étais satisfait de savoir que mes efforts avaient porté fruit. J’étais donc assuré de passer mon été en Afrique, où mon projet de recherche porterait sur le travail des enfants à Dakar. Tout comme les difficultés à communiquer avec Maryam m’ont pris de court, mon stage me réservait lui aussi son lot d’imprévus.

La RADDHO œuvre depuis plusieurs années au Sénégal et est l’une des organisations de défense des droits de la personne les plus reconnues en Afrique de l’Ouest. Sa réputation lui vient entre autres de ses partenariats avec des organisations non gouvernementales d’envergure comme Amnistie internationale ou Equitas. C’est d’ailleurs en collaboration avec l’organisation américaine End Slavery Now que la RADDHO pilote le projet sur lequel je devais travailler.

Le travail des enfants a une forme singulière à Dakar, proprement parce qu’il est visible de tous, et ce, sur l’ensemble du territoire de la capitale. Ceux qu’on appelle les Talibés, de jeunes garçons envoyés à Dakar par leur famille pour étudier dans des écoles coraniques, se retrouvent trop souvent à mendier dans les rues au profit de larges réseaux d’exploitation. Pas un jour ne passe depuis mon arrivée au Sénégal sans que des groupes d’enfants – et dans certains cas des bambins – ne me sollicitent à la sortie d’une boutique ou sur les trottoirs d’un grand boulevard.

Ces scènes sont d’autant plus malheureuses que mon expérience de stage me permettait difficilement de voir en quoi le travail en droit de la personne avait la moindre incidence sur celles-ci : à la RADDHO, entre les conférences de presse et les campagnes de sensibilisation, les tâches sont rares et les journées se déroulent doucement. Sous toute réserve, j’ai aussi cru comprendre que la RADDHO agit comme partenaire avec End Slavery Now sans toutefois piloter le projet, de sorte que ma besogne de stagiaire s’étendait à bien peu. Les quatre semaines du ramadan, la Coupe du monde de football – un événement d’ampleur considérable pour la population –, et la saison des pluies qui s’amorce ont par ailleurs eu tôt fait de ralentir le rythme du travail au pays. Pourtant, c’est cette dissemblance entre l’immensité de la tâche à accomplir et l’absence de direction pourvue à mon stage qui m’ont poussé à réfléchir et à mettre de l’avant mon propre projet de recherche.

Je suis venu au Sénégal parce que je m’intéresse aux questions de capital humain ; à l’autonomie et au bien-être que les gens peuvent acquérir par l’éducation et par le travail. Bien que des enjeux de ce type restent d’actualité au Canada, les projets de développement de l’État sénégalais, couplés aux grandes tendances forgeant l’avenir du travail comme la migration, la financiarisation, l’automatisation du travail, ou encore la hausse flambante de la démographie africaine, font du Sénégal un pays de choix pour s’intéresser aux questions de capital humain.

Deux Talibés mendiant dans une station-service à quelques pas de mon lieu de travail

Les Talibés illustrent bien cette conjoncture, car ils sont à la fois une manifestation et une cause des problèmes de développement du pays. Parce qu’il est incapable d’offrir un service efficace de protection de la jeunesse – et plus largement un système scolaire – l’État ne peut assurer le bien-être des enfants et leur insertion dans la société civile à plus long terme. Ainsi, les chances que ces enfants puissent plus tard entrer sur le marché du travail et à leur tour contribuer au développement du Sénégal et de ses forces vives sont minces.

Pendant plusieurs semaines, j’ai épluché la littérature sur le sujet pour tenter d’en apprendre davantage sur la situation du Sénégal : le plan de réforme économique Sénégal-Émergent mis en place par le gouvernement, les rapports d’examens multidimensionnels du Sénégal publiés par l’OCDE, les programmes et projets de l’OIT… une source folle d’informations qui m’a confirmé que la situation des Talibés est loin d’être la seule à illustrer l’ampleur des problèmes de capital humain. Je me rapporte ici aux premiers paragraphes de ce texte et à Maryam.

Un samedi après-midi, je surpris Maryam en train de refaire la lessive que j’avais terminée dans la matinée. Dans mon cas, le stage en droit de la personne ne se limite donc pas qu’aux réflexions théoriques sur l’état du pays, il y a aussi le seau d’eau tiède que j’utilise comme douche le matin, ou encore les bacs de plastique dans lesquels je lave habituellement mes vêtements durant la fin de semaine. Je compris que je ne les avais pas suffisamment rincés de leur savon, et elle refusait, dorénavant, à ce que je m’occupe de ma lessive. Maryam commence habituellement ses samedis vers 6 heures. Elle prépare mon petit-déjeuner avant de partir au marché pour ensuite rentrer nettoyer la maison, l’avant-cour et la cour arrière. L’après-midi, elle s’occupe de la cuisine et des membres de la famille élargie de Tata qui fuient la chaleur suffocante de Dakar pour se rafraichir au bord de la mer.  Elle semblait à présent résolue à ajouter ma lessive à son horaire chargé du samedi. Entre nous, je m’arrange maintenant pour faire ma lessive le lundi matin en cachette, pendant que Maryam se permet de dormir quelques heures de plus.

Le Plan Sénégal-Émergent du Président Macky Sall est loin de faire l’unanimité au sein de la population sénégalaise. D’ailleurs, les graffitis dénonçant la nouvelle politique économique sont omniprésents à Dakar

S’il ne m’avait pas sauté aux yeux pendant les premières semaines de mon séjour chez Tata, j’appris que le travail domestique était au Sénégal un enjeu de droits de la personne d’envergure nationale. Le faible niveau d’éducation, la migration rapide des populations rurales vers les zones urbaines, ainsi que l’arrivée grandissante des femmes des classes moyennes et aisées sur le marché du travail accentuent l’offre et la demande de ces services dans un cadre faiblement et difficilement réglementé.

C’est grâce à Maryam que j’ai choisi d’axer mes recherches de stage sur les conditions de travail des travailleurs domestiques. Son labeur sans relâche ne m’apparaît plus que comme étant une simple marque de courtoisie ou une démonstration – quoique bien réelle – de l’hospitalité sénégalaise. Il s’agit plutôt de la manifestation d’une forme de travail précaire qui, confinée au cœur de la vie privée des ménages, reste invisible et dérobé à tout encadrement législatif.

On m’avait prévenu avant mon départ qu’on ne refait pas le monde en 12 semaines. C’est juste. En revanche, les six 6 premières semaines de mon stage ont suffi pour m’introduire à un monde d’apprentissages. C’est avec enthousiasme que j’aborde les six restantes.