Par Elisabeth Beauchamp

L’organisation au sein de laquelle je travaille en Serbie est vouée à la promotion et à la protection des droits des personnes handicapées, notamment à travers l’implémentation de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (la « Convention » ci-dessous) dans le pays.

Depuis mon arrivée, j’ai eu l’occasion de visiter plusieurs organismes et institutions qui offrent des services aux personnes ayant des déficiences intellectuelles, en Serbie et en Bulgarie. L’organisme dans lequel je travaille a une vision spécifique de la manière dont la Convention doit être traduite, et peut être assez critique des diverses initiatives communautaires, si ces dernières ne se conforment pas intégralement à la Convention.

Il y a encore en Serbie plusieurs institutions où enfants et adultes sont confinés. Après avoir visité l’une de ces institutions, rencontré les gens qui y vivent et entendu leurs histoires, je peux affirmer avec certitude que ce n’est pas un endroit où il fait bon vivre. (Néanmoins, dans ces institutions j’ai fait des rencontres belles et émouvantes, que j’espère pouvoir décrire dans une prochaine publication). Récemment, avec le support de certains donateurs internationaux, des organismes ont commencé à sortir certains enfants de ces institutions pour les placer dans des foyers de groupe. L’organisme auprès duquel je travaille se prononce fermement à l’encontre de ces foyers de groupe pour enfants, qui à leur avis, perpétue la culture de l’institutionnalisation; ils insistent sur le fait que ce dont les enfants ont besoin, c’est d’être dans une famille, et appuyant leur positions sur les conventions internationales. Une telle approche est provocante pour moi; à première vue, ce ne me semble pas évident que l’établissement de ces foyers est une chose intrinsèquement mauvaise, surtout en comparaison avec les institutions dans lesquelles des enfant sont présentement confinés. Évidemment, l’idéal serait que chaque enfant puisse vivre dans sa famille. Toutefois, ces initiatives méritent-elles la qualification de « mauvaises »?

La semaine dernière, nous nous sommes rendus à Sofia, en Bulgarie, pour rencontrer d’autres personnes qui travaillent dans la promotion des droits des personnes handicapées. Des ONG en Bulgarie ont déposé une ébauche de projet de loi qui implémenterait l’article 12 de la Convention, prévoyant l’abolition du système de tutelle et remplaçant ce dernier par un système d’« aide à la prise de décision » (‘supported decision-making’), ce que mon organisme voudrait accomplir en Serbie. Lors de cette visite, nous avons visité divers organismes communautaires. L’un d’eux était un centre de jour pour personnes adultes ayant des déficiences intellectuelles. La plupart des usagers vivent chez leurs parents et fréquentent ce centre pendant la journée, où certains font la cuisine et participent à une entreprise de service de traiteur, et d’autres participent à des activités telles que des cours de peinture et de poterie. La plupart des personnes qui fréquentent ce centre ont été privées de capacité juridique, et n’ont donc pas le droit d’avoir un emploi rémunéré. À première vue, encore une fois, cette initiative communautaire ne m’a pas paru problématique: l’endroit était propre et spacieux, les employés qui y travaillaient avaient l’air dévoués à leur travail, et avaient l’air de se soucier du bien-être des usagers. Ils m’avaient l’air d’opérer, de leur mieux, dans les limites imposées par un système juridique rigide et archaique. Toutefois, en sortant du centre, mes collègues étaient unanimement outrés par ses pratiques, qui à leur avis étaient ‘mauvaises’ puisqu’elles infantilisaient les usagers, et n’implémentaient pas du tout le « changement de paradigme » du modèle médical au modèle social du handicap prévu par la Convention. Après y avoir réfléchi un peu plus longuement, j’ai constaté que les observations de mes collègues étaient en partie fondées.

Néanmoins, ces expériences me poussent à me questionner sur le rôle et les limites de la Convention. Alors qu’il me semble impératif que les personnes ne soient pas forcées de rester dans des conditions atroces dans les institutions contre leur gré, ou que le droit par rapport à la capacité juridique soit réformé, le langage manichéen du « bon » et du « mauvais » utilisé par les personnes citant la Convention pour juger du travail des autres me semble parfois manquer de nuance. Autrement dit,  alors que la Convention me semble un instrument pertinent pour empêcher l’État de bafouer les droits fondamentaux des personnes, la Convention est-elle un instrument légitime pour dévaloriser toutes les initiatives qui ne s’y conforment pas à la lettre?

Un de aspects critiqués par mes collègues lors de cette dernière visite était le rôle trop important que le centre permettait aux parents des usagers de jouer dans la vie de ces derniers, qui, encore une fois selon eux, ne respectait pas les principes d’indépendance et d’autonomie garantis par la Convention. La Convention elle-même peut-elle véritablement être utilisée pour dire, par exemple, à des parents qu’ils n’aiment pas leurs enfants correctement? Est-elle un guide moral absolu? J’espère approfondir ces question pendant le reste de mon séjour.

Sur une autre note, la Serbie me plaît chaque jour davantage alors que je découvre son histoire, ses montagnes, sa langue et son peuple. La semaine dernière, un ami et moi avons visité le Musée national de la Serbie, qui venait d’ouvrir ses portes après quinze ans de rénovations. J’ai été véritablement émerveillée, car le musée présentait, à travers l’art,  toute l’histoire de la Serbie, à partir de l’ère paléolithique, en passant par les périodes d’occupation par l’Empire romain, par l’époque du Royaume de la Serbie, par  celle de l’occupation par l’Empire ottoman, tout en révélant l’art orthodoxe du Moyen âge, celui issu du royaume de la Yougoslavie, de la république de Yougoslavie, pour finalement en arriver à l’époque contemporaine.

Certains éléments culturels et historiques continuent de me surprendre, tels que la découverte d’une rue qui porte le nom de Gravilo Princip et d’une statue à son effigie, alors qu’il m’était connu, depuis mon cours d’histoire de secondaire 3, comme celui qui a déclenché la Première Guerre mondiale. Ici, d’après ma compréhension, il est plutôt conçu comme un héros national, libérateur du peuple serbe. Une autre élément surprenant a été la découverte de l’existence à Belgrade d’un musée en mémoire de Tito. Après avoir discuté avec quelques personnes, il semblerait que la population serbe ait une opinion ambivalente sur ce personnage, et sur l’époque de la Yougoslavie; bien que les droits et libertés y étaient peu valorisés, on y jouissait apparemment d’une certaine prospérité économique, et la Yougoslavie était considérée comme un pouvoir important sur la scène internationale, ce que certains Serbes semblent regretter.

la montagne de Suva Planina
Une église orthodoxe construite dans la forteresse ottomane

Ainsi, la découverte de l’histoire et de la culture serbe déconstruit elle aussi, peu à peu, mes propres conceptions réductrices du ‘bon’ et du ‘mauvais’.