Par Camille Lustière

Crédits – Avocats sans frontières Canada

C’est déjà ma dernière semaine à Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le temps est venu de faire le bilan sur mon expérience. Le décor déjà m’a particulièrement plu : Québec est une ville qui a beaucoup à offrir, surtout l’été. La Vieille ville, les chutes de Montmorency, le Festival d’été, je ne me suis pas ennuyée ! Le stage reste l’événement principal néanmoins : pouvoir mettre en pratique les connaissances apprises et découvrir le travail d’une ONG de l’ampleur d’ASFC de l’intérieur a certainement été une expérience formidable. J’ai eu la chance de faire des rencontres intéressantes, mais l’une d’elles m’a particulièrement marquée.

Nous avons reçu dans les bureaux Paolo Estrada, fils de victime de disparition forcée, qui est venu nous présenter un documentaire sur le sujet. La disparition forcée est un crime particulièrement cruel : aux horreurs infligées à la victime se rajoute la douleur de l’inconnu pour ses proches. Il se différencie du kidnapping par l’absence de revendication ou de toute demande de rançon ou d’extorsion et de l’exécution extrajudiciaire par la destruction de toute trace de la personne assassinée. A l’époque des droits humains, l’Etat coupable de ces multiples crimes sauve les apparences. S’il n’y a pas de détention, de témoins ou de corps, il n’y a pas de preuve qu’un acte illégal a été commis.

La communauté internationale reconnait l’horreur de ce crime, et une Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées est signée en 2006. L’on retrouve également ce crime dans le Statut de Rome de 1998, au sein des crimes contre l’humanité. La Cour Interaméricaine des droits de l’homme a développé une large jurisprudence sur le sujet, où elle reconnait notamment le droit des proches des victimes à connaître la vérité, et astreint les Etats à enquêter et juger diligemment ces crimes.[1]

En tant que française, j’ai été choquée d’apprendre que c’est une pratique apprise par les militaires argentins d’agents français, qui s’est par la suite diffusée à travers l’Amérique latine.[2] La France n’a toujours pas reconnu son rôle dans la diffusion de cette pratique mortifère, malgré la tentative de quelques députés, au début des années 2000, de mettre en place une commission de vérité.[3]

Le modus operandi est le suivant : des hommes masqués et non-identifiés se saisissent en plein jour de la personne et la jette dans un véhicule non-identifié, sans qu’elle ne soit jamais revu par quiconque. En Argentine, plus de 30 000 personnes en sont victimes pendant la dictature, au nom de la lutte contre le communisme. C’est la « guerre sale » de l’Opération Condor, qui dissémine la disparition forcée à travers le continent, où elle fait des centaines de milliers de victimes.

Au Guatemala, la junte militaire commence à l’utiliser dans les années 1980’ lors du Conflit armé : le bilan est le plus lourd de toute l’Amérique du Sud, plus de 45 000 disparus, en plus de 200 000 morts. Peu de hauts responsables de ces atrocités ont encore été jugés, mais certains progrès ont été obtenus: quatre hauts gradés ont été condamné pour la disparition d’un jeune garçon de 14 ans et le kidnapping et viol de sa sœur.[4] L’affaire « Diario militar » est l’une d’entre elles : en 1999, le Harper’s magazine publie un journal ayant appartenu à un militaire et recensant le sort de 183 disparus, dont le père et l’oncle de Paolo Estrada. La Cour Interaméricaine a rendu en 2012 un jugement favorable aux familles des victimes, toutefois l’Etat guatémaltèque n’a toujours pas condamné aucun responsable.

Parmi les obligations imposées par l’Etat, il y avait celle de préserver et diffuser la mémoire de ce qui s’était passé : devant l’inertie du gouvernement, les proches des victimes ont pris les choses en main, et filmé ce documentaire. En plus de la connaissance des faits, ce film m’a beaucoup touché, en ce qu’il ne montrait pas seulement l’horreur de ce que la junte militaire a fait subir à ces personnes, mais également montré le visage humain de la douleur, les souvenirs qu’elles avaient avec leurs chers disparus.

Rencontrer une personne aussi déterminée et courageuse que Paolo Estrada permet certainement de mieux comprendre l’importance d’avoir des associations comme ASFC pour les appuyer dans leurs combats. Sa détermination face à l’adversité, et avec lui celle de tous les proches des victimes, force le respect et l’admiration. Son histoire mérite certainement d’être entendue et diffusée, en espérant qu’un jour, la lumière sera faite sur le sort des disparus et justice finalement rendue.

[1] Pour exemple, l’affaire Gúdiel y otros (« Diario Militar ») c Guatemala (2012), où Paolo Estrada et d’autres proches de victimes obtinrent un jugement en leur faveur : à ce jour, l’Etat guatémaltèque ne s’est pas encore conformé à cette décision.

[2] Voir le documentaire de Marie-Monique Robin, « Les escadrons de la mort : l’école française »

[3] Hélène Marzolf, « Ces docs qui ont changé le monde 1/5 : ‘les escadrons de la mort : l’école française » Télérama, (10 décembre 2012) https://www.telerama.fr/television/ces-docs-qui-ont-change-le-monde-1-5-les-escadrons-de-la-mort,63450.php

[4] Affaire Molina Theissen, Tribunal de Haut Risque C, jugement du 23 mai 2018