Par Elisabeth Beauchamp

Au début de mon stage, j’ai été un peu effrayée en constatant la légèreté de mon horaire de travail. Tout ce temps libre que j’avais devant moi, comment allais-je l’utiliser ? Cependant, au final, mon temps libre m’a permis de beaucoup en apprendre, surprenamment même, sur les mots ‘human’, ‘rights’, et ‘work’. Je reviens à Montréal avec plus de questions que de réponses, ce voyage n’ayant pas confirmé des idées que je possédais déjà, mais bien plutôt ouvert des fenêtres dont j’ignorais l’existence.

Grâce à la flexibilité de mon horaire et suite à la suggestion du stagiaire précédent, j’ai pu obtenir une journée de congé pour aller visiter une institution pour personnes handicapées dans la campagne serbe. Cette visite a été une opportunité de comprendre l’ampleur du travail nécessaire dans le cadre des droits des personnes handicapées en Serbie.

L’institution est si éloignée dans la campagne qu’elle est virtuellement inaccessible. Les gens de la région étaient complètement ahuris de savoir que je m’y rendais. Quasi tous les résidents de l’institution ont été privés de leur capacité juridique. On m’a expliqué que plusieurs y ont été placés contre leur gré, et qu’aucune réévaluation de leur statut n’est effectuée. À partir du moment où ils sont jugés « incapables » de prendre des décisions, ils conservent ce statut et restent dans ces institutions pour longtemps.

Beaucoup de femmes ont voulu me raconter l’histoire de leur vie, et la travailleuse sociale peinait à traduire de manière cohérente. Celles qui avaient des enfants voulaient me montrer les photos de ces derniers, dont elles ont toutes perdu la garde et avec qui elles ont souvent perdu tout contact. L’une de ces femmes m’a montré une photo d’elle avec une jeune fille. La travailleuse sociale m’a expliqué qu’il s’agissait de sa fille, qui lui a été retirée à la naissance, et qu’elle avait revue pour la première fois le jour où la photo a été prise; elle m’expliqua que c’était un moment très important dans la vie de la dame, et qu’elle voulait le partager avec moi. En même temps, plusieurs autres personnes essayaient d’attirer mon attention. Elles voulaient me montrer leurs vêtements, l’une d’elles m’a demandé de l’appeler ‘maman’, parce que sa fille lui manquait. Une seule parlait l’anglais, et elle m’a dit : ‘You, do you speak English ? Listen well and remember what I say. My name is N., I miss you house, I miss you boyfriend, I miss you coffee, I miss you sugar, I am not happy here, I want to go home. Did you listen? Did you hear what I said?’ Une vieille dame m’a saisie par le bras et m’a répété plusieurs fois qu’elle aussi voulait partir. La travailleuse sociale m’a expliqué qu’elle est là depuis qu’elle a 13 ans, lorsque que sa grand-mère est décédée, et qu’elle a été placée là par sa famille. Les chances qu’elle sorte paraissent malheureusement inexistantes.

La visite de l’institution m’a permis de constater combien la loi qui régit présentement la capacité juridique est problématique, ou tout du moins n’applique pas vraiment les standards prévus par la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Je me suis néanmoins aussi rendue compte que même la restitution du « droit à la capacité juridique », ou de n’importe quel autre droit, ne suffira jamais pour tout redonner à ces personnes – par exemple, le droit ne leur redonnera pas une famille qui les aime comme ils sont, ou les années passées loin de leurs enfants.

Cette visite m’aura toutefois permis d’être aussi le témoin du travail discret de certaines personnes, telle que la travailleuse sociale qui m’accompagnait et de ses collègues, et du dévouement de ces dernières pour rebâtir un environnement plus humain malgré toutes les contraintes imposées par le système.

Mis à part cette visite, mes après-midi libres m’ont permis, dès la première semaine, de rencontrer dans mon quartier Kristina, une femme exceptionnelle qui habitait sur ma rue. Kristina est une religieuse et doit avoir aux alentours de 70 ans. Au-delà des récits fascinants de sa vie pendant la période communiste, que j’aurais pu écouter pendant des heures, l’histoire et la présence de Kristina m’ont aidée à aller au travail et, plus généralement, à vivre en Serbie.

Plusieurs fois, le rythme de travail au bureau où je travaillais était lent, et le sens de ma présence, difficile à saisir. Un jour, ma tâche consistait à faire des allers-retours entre le bureau de ma collègue et la machine à numériser, une mission quelque peu répétitive et différente de mes attentes. Mais quand j’ai dû numériser la pile de papiers qui m’était assignée après avoir entendu l’histoire de Kristina, je ne pouvais pas m’empêcher d’être contente de partager cette tâche avec ma collègue, parce que chaque aller-retour me rappelait mon amie, et combien elle était heureuse de partager la vie des gens de Belgrade, même en faisant un travail aussi simple que celui de laver les planchers.

Un autre jour, j’ai pris une marche dans mon quartier avec Kristina. Elle saluait chaque personne qu’elle voyait sur la rue, autant les passants que les gens qui travaillent dans les magasins. En marchant avec elle, je me suis rendue compte de l’existence de mes voisins, et de la fille chez qui j’achetais mes tomates le matin. Avec elle, les figurants de ma solitude sont devenus des personnes réelles. Avec elle, j’ai donc découvert une manière plus humaine de travailler et de vivre.

Kristina m’a aussi conseillé de m’inscrire à un cours de Serbe, si je voulais vivre en Serbie pendant trois mois, plutôt que d’y être une touriste pendant trois mois. Au cours de Serbe, j’ai rencontré mes amies Fei et Soha, qui viennent respectivement de la Chine et de l’Égypte, et qui espèrent s’établir en Serbie. Avec ces deux amies, je me suis rendue compte du privilège que j’avais, avec mon passeport canadien, d’avoir autant de mobilité en Europe et dans les Balkans.

Lorsque nous apprenions les verbes modaux (devoir, pouvoir, vouloir, etc.), j’ai réalisé que, face à la question de l’enseignante : « Devez-vous apprendre le serbe ? » ma réponse était non, je ne dois pas, par contre je le veux, mais la leur était : oui je le dois, parce que je dois me trouver un emploi. Rester avec elles fut un cadeau enrichissant, parce que j’ai constaté qu’elles percevaient la Serbie comme un endroit où il y avait une promesse pour leur vie et où un avenir les  attendait, alors que moi j’étais arrivée en sachant que j’allais en repartir éventuellement.

Pendant le reste de mon séjour, je me suis  posé la question, comment est-ce que le temps passé ici peut ne pas être seulement une parenthèse dans ma vie? Je n’ai pas encore formulé de réponse, mais l’amitié avec Fei et Soha a semé la question.

Tout compte fait, ce stage fut très différent de ce que j’avais imaginé avant de partir. Plus exigeant du point de vue de l’initiative et de l’autonomie, mais aussi beaucoup plus enrichissant du point de vue personnel. Je suis reconnaissante de ce que j’y ai découvert, et de tous ceux que j’ai eu la chance de rencontrer.