Par Renaude Morin

Nous étions un groupe d’amis en randonnée dans la région de Taza. La nuit allait tomber et la fatigue nous gagnait. Onze heures de marche et nous étions encore loin de notre site de campement. Alors que la journée s’était écoulée sans trace de présence humaine, une petite figure entourée d’une vingtaine de moutons se dessina sur le flan d’une montagne. C’était un berger qui rentrait son troupeau au bercail. Il vient à notre rencontre et insista pour que nous venions passer la nuit chez lui. Dès notre arrivée, la maisonnée s’activa. On mit le thé à bouillir, le pain à chauffer, le tajine sur le feu. Un vrai festin. Le lendemain, on m’assura que notre hôte avait été compensé pour sa générosité, mais sans me donner les détails. J’étais agacée : j’avais l’impression de devoir quelque chose à quelqu’un.

Des situations similaires se répétèrent souvent pendant mon séjour au Maroc. À Belyounech, ce fut Khaoula, une jeune femme de mon âge, qui fût ma guide pour gravir le Jbel Moussa et m’hébergea pour quelques jours. À Tétouan, ce fut Souhail qui me fit faire le tour de la ville et m’offrit le repas. À Rabat, ce fut Lotfi qui m’offrit un toit après des embûches avec mon ancien colocataire. À Agouti, ce fut une famille qui nous recueillit sur le bord de la route alors que, sans succès, nous faisions du pouce à dix heures du soir.

À chaque fois, je me retrouvais dans la même situation : je ne savais pas quoi donner en échange. L’argent est à éviter, m’avait-on dit, car mes hôtes pourraient s’en offusquer. De la nourriture, des gâteries à déguster? Seulement s’il y a des commerces ouverts à proximité. Et puis, quoi? Et quelle quantité? La plupart du temps, je me retrouvais à passer en revue les objets dans mon sac pour trouver quelque chose d’intérêt à donner ou je dessinais un truc que je laissais discrètement derrière…

Malgré tout, je repartais avec le sentiment que j’avais profité de mes hôtes. On me répéta encore et encore : ce que tu donnes n’est pas grave, c’est donner qui est important, c’est l’intention qui compte. C’est l’intention qui compte. Pour moi, cette phrase était utilisée pour se faire pardonner une erreur commise, une gaffe, un cadeau pas super, une recette gâtée… Bref, c’est donner comme excuse « la bonne intention » pour justifier les conséquences de nos actions. Après tout, un autre proverbe dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je n’arrivais tout simplement pas à justifier mes (très modestes) cadeaux par mon intention.

Naviguer les eaux de l’hospitalité marocaine, c’était pour moi tenter de comprendre un système de règles, de devoirs et de droits qui m’étaient inconnus. Le père d’une famille qui m’avait hébergée m’offrit certains repères dictés par le Coran et les hadîths : honorer son invité est une vertu et un devoir, car ici l’hospitalité est un droit plutôt qu’une faveur. Il m’expliqua que le prophète Mohammed a dit : « Quiconque croit en Dieu et au Jour Dernier, qu’il honore son invité comme il en a le droit. »  On lui demanda alors : « Et quel est ce droit, ô messager de Dieu? »  Il dit : « Le meilleur traitement pour un jour et une nuit.  Et l’hospitalité est pour trois jours et tout ce qui dépasse ces trois jours est considéré comme une charité de la part de l’hôte. » (Hadîth rapporté par Sahih Al-Boukhari).

Malgré les lignes directrices qu’on m’avait offertes, j’avais la théorie du droit de Hart qui me trottait dans la tête: je demeurais un observateur qui n’arrivait pas totalement à adopter le point de vue interne, à accepter et à utiliser les règles pour guider sa conduite. Ce fût un bon rappel : les règles de l’hospitalité, tout comme le droit plus généralement, sont une pratique humaine régie par des normes, des principes, des valeurs, des attitudes, des idées.

Ce qui m’empêchait de comprendre les règles de l’hospitalité marocaine n’était pas mon ignorance des règles (plusieurs hôtes ne connaissaient même pas les spécificités dictées dans les textes sacrés). En fait, c’était plutôt, de un, que j’attribuais trop d’importance à la valeur monétaire de l’échange. Pour moi, la réciprocité, c’était d’offrir quelque chose qui avait la même valeur que ce qu’on m’avait offert : une nuit, deux repas… je faisais des calculs pour obtenir « le compte exact ». De deux, je me préoccupais trop des « règles » et « actions » plutôt que de ce qui les motivaient : l’intention. Je devais apprendre à accepter que l’intention compte indépendamment du résultat. Dans un hadîth rapporté par Al-Boukhari et Mouslim, il est dit que « les actions ne valent que par les intentions qui les motivent et chacun n’a pour lui que ce qu’il a eu réellement l’intention de faire… ».

Petit à petit, de foyers en foyers, j’ai commencé à saisir la vraie valeur de l’intention et, peu à peu, j’ai commencé à accepter de recevoir et de donner sans gêne. Le stress initial s’est atténué et m’a permis de me sentir chez-moi un peu partout à travers le pays. Comme l’écrit l’anthropologiste Wade Davis: « the full measure of a culture embraces both the actions of the people and the quality of their aspirations, the nature of the metaphors that propels them onward ».