Par Caroline Rouleau

Le travail de l’ACLC, qui consiste à protéger nos libertés civiles, aboutit forcément devant les tribunaux. J’ai accès, cet été, à l’arrière scène du litige. Révision de factums, communication avec les avocates plaidantes, gestion des relations médiatiques, le litige est une pratique stimulante au rythme parfois effréné. Généralement comme intervenante et parfois comme partie demanderesse, l’ACLC tâche de saisir chaque opportunité pour faire valoir nos libertés fondamentales, notre droit à l’égalité et à la privée, encastrés dans la Chartre des droits et libertés. Les litiges entrepris cet été soulèvent des enjeux de taille. C’est notablement le cas de la demande de suspension de l’application de la Loi sur la laïcité de l’État.

L’ACLC, le Conseil National des Musulmans Canadiens (CNMC) et Ichrak Nourel Hak, une étudiante universitaire en enseignement du français, contestent la constitutionalité de la Loi sur la laïcité de l’État. Adoptée le 16 juin dernier, elle interdit le port de signes religieux dans plusieurs postes de la fonction publique, dont les procureurs, les membres de la police, les gardes de prison et les enseignants du système scolaire public. Elle oblige également les membres du personnel d’un organisme, tel que les députés à l’Assemblée nationale, à exercer leurs fonctions à visage découvert. Contrairement aux précédentes itérations de ce type de projet de loi, la Loi sur la laïcité de l’État stipule qu’elle s’appliquera nonobstant certaines dispositions de la Charte; ses rédacteurs la font donc déroger, sciemment, aux protections qu’elle offre, notamment la liberté de religion, la liberté de conscience et le droit à l’égalité. Ces clauses dérogatoires ne suspendent toutefois que quelques articles de la Charte; le reste du texte constitutionnel n’est pas écarté. Ainsi, les arguments avancés par les avocates de l’ACLC et du CNMC sont tous fondés sur la Loi constitutionnelle de 1867.

Les litiges constitutionnels n’ayant rien d’expéditif, cette contestation durera des années. D’ici à ce qu’une décision soit rendue, des personnes portant un signe religieux se verront nier d’importantes opportunités de travail au sein de la fonction publique.

Ainsi, la journée du 9 juillet était un moment charnière pour l’ACLC, mais surtout pour les individus appartenant à certaines minorités religieuses au Québec. La Cour Supérieure du Québec entendait la demande de suspension de l’application de la Loi sur la laïcité de l’État. Avec quelques efforts sur le plan logistique, nous sommes quelques-unes à s’être retrouvées à Montréal pour être témoin de cette étape cruciale. La salle était pleine à craquer; elle contenait visiblement des personnes pour qui la loi n’a rien d’hypothétique, contrairement aux prétentions du juge qui a rejeté la demande.

Dans sa décision, le juge adopte une interprétation fort restrictive de ce qu’est un « préjudice irréparable ». Selon lui, l’application de la loi ne cause pas de préjudice à la requérante, Mme Hak, puisque celle-ci n’a pas encore obtenu son diplôme en enseignement et n’est pas encore en mesure de postuler au sein d’un institut d’enseignement du secteur public. La loi ne crée pas, non plus, de préjudice irréparable en rendant impossible tout avancement professionnel pour l’une des déposantes, une enseignante portant le hijab. Ces conclusions reposent entre autres sur le fait que le préjudice allégué, une atteinte à la liberté de religion, est un droit auquel l’Assemblée nationale a explicitement choisit de déroger. Or, la question est nouvelle : le recours aux clauses dérogatoires écarte-t-il la possibilité d’invoquer ces droits à un stade préliminaire, soit une demande d’injonction interlocutoire? Nulle autorité ne soutient l’affirmative. C’est la question dont sera saisie la Cour d’appel du Québec sous peu.

Les lourds impacts de la Loi sur la laïcité de l’État sont à la fois symboliques et pratiques. L’emploi revêt, dans notre société, une dimension identitaire si importante que de nier de telles opportunités d’emploi est de nier la réalisation des individus, d’en faire des citoyen.es de seconde classe. Si cette loi est motivée par un élan féministe, c’est lui qui devrait la freiner. Avant toute chose, l’emploi constitue la base de l’indépendance financière des femmes qu’on se doit de protéger jalousement.